Selon les scénarios de « développement durable » mis en place pour limiter la fièvre planétaire à +2°C, la concentration atmosphérique de CO2 – qui a dépassé au mois d’avril la moyenne de 410 ppm à l’observatoire de Mauna Loa, à Hawaï- n’en battra pas moins son record tous les ans pendant toute la première moitié de ce siècle, dans le meilleur des cas… Mais au rythme actuel de croissance de cette concentration, le glas de l’objectif 2°C sonne déjà au loin. Comment pourrait-on faire autrement? Analyse.
Nouveau record pour la concentration de CO2 mesurée à la station référence de Mauna Loa à Hawaï: 4 ans après avril 2014 qui avait été le premier mois de notre ère, l’Anthropocène, à franchir la barre des 400 parties par million (ppm), le mois d’avril 2018 a en moyenne dépassé les 410 ppm, avec 410, 26 ppm selon l’agence américaine NOAA, National Oceanic and Atmospheric Administration. A cette vitesse, les 430 ppm seraient donc en vue dans seulement huit ans, vers avril 2026, tandis que la barre des 450 ppm serait touchée avant 2035. En moyenne journalière, les 412 ppm ont eux déjà été atteints à plusieurs reprises durant ce printemps.
Pour atteindre l’objectif 2°C, les scénarios officiels parient sur la croissance perpétuelle du produit intérieur brut (PIB) mondial et la technologie
Or, rappelons que, selon les travaux du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), il faut respecter une concentration de 350 – 400 ppm de dioxyde de carbone en 2100 pour avoir encore une petite chance de limiter la fièvre planétaire à +1,5°C par rapport à l’époque préindustrielle, et ne pas dépasser 450 ppm, toujours à la fin de ce siècle, pour conserver une chance sur deux de rester en-deça de +2°C. On a ainsi déjà clairement commencé à dépasser ces limites.
Force est donc de constater –ce que fait même l’Organisation des Nations-Unies– que, deux ans après son acte de naissance, l’Accord de Paris sur le climat est hors d’atteinte et que la tendance actuelle mène au contraire à une catastrophe humaine. Schématisons: en plus de la hausse du niveau de la mer et de la multiplication de sécheresses, d’inondations, de tempêtes, de maladies, de guerres ou encore de déplacements de populations, une différence de 4°C – 5°C de température moyenne planétaire (la tendance actuelle), c’est juste ce qui nous sépare de la dernière glaciation, avec plus d’un kilomètre de glace sur la Grande-Bretagne, un Sahara vert et de manière générale un environnement profondément bouleversé au rythme d’un climat chaotique.
Si les scénarios prospectifs (de l’Agence internationale de l’énergie, du Global Carbon Project…) fournissent encore un espoir de réduction de la concentration atmosphérique de CO2 d’ici la fin du siècle, c’est en pariant sur une croissance perpétuelle du produit intérieur brut (PIB) mondial qui, tout en faisant fi de la réalité du pic pétrolier, se découplerait des émissions de gaz à effet de serre et déboucherait in fine sur de bien hypothétiques sinon dangereuses « technologies à émissions négatives » qui font désormais l’objet de conférences internationales et qui, miracle, pomperaient avant 2100 le trop plein de CO2 émis avant 2050… Tout en permettant de continuer à brûler des énergies fossiles !
Les scénarios de développement durable prévoient que les émissions anthropiques de CO2 resteront toujours plus importantes que la capacité d’absorption des terres et des océans jusqu’en 2050 au moins
En attendant, la réalité se montre moins clémente. L’augmentation de la concentration du CO2 dans l’atmosphère se poursuivra bien au-delà d’une éventuelle baisse durable des émissions de CO2 d’origine anthropique: elle continuera jusqu’à ce que ces émissions deviennent inférieures aux capacités d’absorption des océans et des écosystèmes terrestres sans lesquelles le niveau de concentration se rapprocherait déjà des 600 ppm.
Précision: les émissions anthropiques sont actuellement environ deux fois plus importantes que les absorptions des puits naturels de carbone et, selon les scénarios envisagés jusqu’alors, l’équilibre ne sera pas retrouvé avant la deuxième partie de ce siècle, dans le meilleur des cas. Dans le jargon du « développement durable », c’est ce que l’on appelle, à l’échelle de la planète, la « neutralité carbone ». Dit autrement, les scénarios officiels de lutte contre le réchauffement planétaire prévoient bel et bien que la croissance de la concentration atmosphérique de CO2 battra des records tous les ans jusqu’en 2050 au moins…
Par ailleurs, les scientifiques ne peuvent affirmer que les actuels puits naturels de carbone tiendront indéfiniment le coup. Par exemple, ils ont constaté dès 2003, lors de l’épisode de sécheresse et de canicule de cette année-là, que les écosystèmes européens avaient fini par rejeter du CO2 pendant l’été alors que d’habitude ils en absorbent forcément pendant cette saison de végétation. Ils ont également constaté que la concentration de méthane, gaz à effet de serre plus de 80 fois plus puissant que le CO2 sur une échelle de 20 ans après son émission et massivement stocké dans glaces et sols qui fondent actuellement en Arctique, s’était accélérée ces dernières années.
Sans même évoquer les risques de rétroactions catastrophiques du système climatique, il serait en fait cohérent que les capacités d’absorption de ces puits de carbone se réduisent. En Europe, avec des températures dépassant fréquemment 35°C l’été, de nombreuses espèces actuelles pourraient franchir des seuils létaux, donc mourir et émettre du CO2. Pour sa part, un océan globalement de plus en plus chaud aura tendance à absorber de moins en moins de dioxyde de carbone. Jusqu’à présent, si l’océan montre une absorption de CO2 en moyenne croissante avec l’augmentation de la concentration atmosphérique -mais avec pour corollaire une acidification de ses eaux- les écosystèmes terrestres se révèlent un puits bien plus irrégulier et qui a dès à présent tendance à s’affaiblir lors des coups de chaud, par exemple ceux des épisodes El Nino.
Méconnaissance de l’énergie et de son importance dans l’économie
Parallèlement, notre système économique reste organisé autour d’une recherche perpétuelle de croissance matérielle alors que cette croissance se révèle toujours intimement liée à la croissance des émissions de gaz à effet de serre (ce qu’illustre encore la « reprise économique » de 2017), et que les modèles prospectifs les plus complets montrent depuis des décennies les limites de cette croissance et les risques catastrophiques (environnementaux, sociétaux…) concernant leur dépassement.
Cette véritable religion de la croissance du PIB camoufle en particulier la réalité de la notion de pic pétrolier et de déplétion, pourtant très actuelle. Cela est d’autant plus trompeur que l’énergie n’est généralement pas placée sur le même plan que le capital et le travail dans l’économie. Selon l’Agence internationale de l’énergie par exemple (AIE, organisation rattachée à l’OCDE, Organisation de coopération et de développement économique) -dont les scénarios (scénario dit « 450 » (*); nouveau scénario « développement durable« ) sont utilisés par les gouvernements et grands dirigeants du monde entier– c’est l’activité économique qui est le moteur de la demande d’énergie et non la disponibilité de l’énergie qui détermine l’activité économique… Ainsi, dans les scénarios de transition énergétique de l’AIE, « le PIB, la richesse des nations, est créée à partir de rien », ex nihilo, comme le note le think tank français The Shift Project. Pourtant sans charbon et sans pétrole, l’activité économique n’aurait jamais pu produire la Révolution industrielle ainsi que les évolutions et la croissance du PIB qui en ont découlé.
Dans notre nécessaire transition, notre méconnaissance de l’énergie nous fait même facilement remplacer, sur le papier, des énergies concentrées comme le pétrole et le charbon par des énergies diffuses comme le solaire photovoltaïque. Or, toutes les énergies n’ont pas la même utilité de base: le vent, les rivières ou encore le phénomène des marées produisent localement une énergie qui est d’abord mécanique; le soleil a pour caractéristique première de chauffer, également localement; le charbon s’est montré assez concentré pour fournir une chaleur de combustion suffisante pour assurer le fonctionnement des machines à vapeur puis des centrales thermiques; le pétrole, du fait de sa concentration énergétique et de son transport aisé, a lui par exemple permis le développement massif du moteur à explosion, c’est-à-dire de la voiture dont plus d’un milliard d’exemplaires sont aujourd’hui en circulation… Va-t-on vraiment remplacer tous ces véhicules thermiques, aisément et de manière énergétiquement rentable, par des véhicules électriques alimentées principalement par du solaire photovoltaïque ? Avec une croissance sans limite (de ressources, de pollutions, de technologies…), la réponse pourrait éventuellement être positive. Mais dans un monde limité, et dont a fortiori on dépasse déjà de loin les capacités, même la question apparaît en dehors de la réalité.
Trouver l’issue réelle la plus souhaitable pour l’avenir même des êtres humains
Plutôt que de produire uniquement des scénarios prospectifs dans lesquels la croissance est une constante positive intangible -ce qui est bien sûr faux et peut même logiquement favoriser une certaine inaction– il serait donc plus utile et même honnête que les grands organismes internationaux, qui comme l’AIE servent de référence à nos gouvernants, établissent des modèles de transition qui prennent en compte la variabilité réelle de la croissance économique, ses limites elles aussi très réelles, notamment en termes de ressources naturelles, et ses liens toujours persistants avec les émissions de CO2.
Il serait alors possible d’évaluer de manière plus objective les contraintes qu’imposent vraiment la déplétion à venir et les impératifs validés lors de la COP21, qui peuvent se traduire ainsi: laisser sous terre, définitivement, au moins 80% des ressources de combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz) actuellement exploitables. Et l’on s’apercevrait peut-être massivement que l’issue la plus souhaitable pour l’avenir même des êtres humains, est de planifier dare-dare:
– la sortie réelle des énergies carbonées, du jetable, de la consommation sans fin, de notre actuelle économie sans limite, de notre conception même de l’argent;
– le partage des richesses déjà accumulées;
– la répartition équitable des ressources;
– la croissance massive des démarches de réparation et de récupération, des modes de fonctionnement coopératifs et résilients, de l’entraide et de la gratuité, du vélo, du transport collectif ou partagé, de la construction en bois et en matériaux « biosourcés », de l’ingénierie low-tech, des activités culturelles, artistiques et de plein air, de l’imitation de la nature, ou encore de l’alimentation, de la production d’énergie et de l’innovation locales…
Véritable changement de civilisation, le tout pourrait logiquement aboutir à une réduction effective des émissions puis de la concentration de CO2 tout en palliant à l’effondrement programmé du système actuel -effondrement qui sera de toute façon peu ou prou mécaniquement provoqué par des limites naturelles qu’il s’obsède à toujours vouloir dépasser. La mise en place de scénarios permettant de quantifier un tel potentiel de réduction serait intéressant, non ?
(*) Scénario qui a disparu de la circulation dans le rapport 2017 de l’Agence internationale de l’énergie sur ses perspectives énergétiques mondiales
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