Adam Smith a scellé les bases d’un système économique qui ne tient aucun compte des lois de la physique, de la réalité de la Terre. René Descartes nous a appris à découper la connaissance du monde en tranches pour contourner sa complexité. Voilà deux symboles de la tragédie humaine en cours, entre drame climatique et drame énergétique.
Tant que notre société thermo-industrielle, basée sur la consommation de masse et sur les déplacements faciles et permanents, restera incapable de se métamorphoser volontairement en une société post-pétrole, elle creusera sa tombe et celle de ses enfants, c’est-à-dire nous-mêmes et nos bien aimés. Et comme sa survie est depuis des décennies une course contre la montre, cette tombe s’avère maintenant en grande partie creusée. « Il nous reste sept ans pour inverser la courbe des émissions de CO2 », indiquait en 2008 Rajendra Pachauri, ancien président du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC)… « 3 ans pour sauver le monde« , écrivaient pour leur part en 2009 l’expert climat-énergie Jean-Marc Jancovici et l’économiste Alain Grandjean. Nous approchons 2020. Rien n’a été sauvé, les émissions de CO2 progressent toujours, le réchauffement montre des signes d’accélération, et la barre de +1,5°C approche, même si nous parlons de « neutralité carbone » à horizon 2050 et pensons encore le plus souvent que des technologies vont nous sauver en réduisant drastiquement nos émissions de CO2, même si de plus en plus de militants s’agitent. Et voilà maintenant que le pic pétrolier global, dénié aujourd’hui comme l’était le réchauffement hier, montre le bout de son sommet. Puisque rien n’a été préparé, le drame énergétique va pouvoir s’articuler avec le drame climatique. Remontons un peu le temps pour mieux comprendre cette grande tragédie humaine en cours, cette impuissance.
Adam Smith a ignoré que le « fonds primitif » de l’économie humaine était la nature
« Le travail annuel d’une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie », écrivait Adam Smith dès la première phrase de son livre La richesse des nations, livre fondateur qui a inspiré toute notre économie actuelle. Adam Smith se trompait, fondamentalement: le fonds primitif qui a permis à l’économie humaine de prospérer, c’est celui de la nature et de ses richesses, notamment l’énergie qui donne accès à toutes les autres ressources naturelles. Sans énergie, pas de matière première pour travailler, pas de croissance économique. Or, toutes les ressources de la Terre ont des limites. En ignorant que le fonds primitif de l’économie humaine était la nature, Adam Smith et ses émules annulaient en fait toute chance réelle d’ériger une quelconque limite à nos activités, démultipliées grâce à l’utilisation croissante d’énergie fossile. Nous avons ainsi pu tranquillement développer notre voracité et scier la branche qui nous supporte. Et cela fait maintenant des dizaines d’années que nous surexploitons ce fonds primitif naturel – donc que nous affaiblissons sa résilience.
Nous avons multiplié les microscopes alors qu’aujourd’hui, il nous faudrait un macroscope
Remontons encore un peu le temps. Dans son Discours de la méthode, René Descartes -qui voulait nous rendre maîtres et possesseurs de la nature– indiquait que, pour accroître notre connaissance du complexe, il fallait « diviser chacune des difficultés en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre ». Autrement dit, pour mieux comprendre le monde, la règle devait être de découper la connaissance en éléments plus simples, ce qui par exemple donne d’un côté la physique, d’un autre la biologie, d’un autre encore la chimie, etc. Cette approche analytique est celle qui structure nos connaissances, en particulier nos connaissances de la planète. Pour évoquer le réchauffement planétaire, on va ainsi généralement parler, souvent en fonction de l’actualité, tantôt de la hausse du niveau de la mer, tantôt des inondations, tantôt de la multiplication des canicules, tantôt de l’intensification des sécheresses, tantôt des incendies, tantôt des tempêtes, etc. Mais cette approche, seule, ne permet pas d’avoir une compréhension globale du fonctionnement de la Terre, notamment de sa machine thermique qui conditionne pourtant tout notre environnement et notre existence, et bien sûr tous ces symptômes de la crise climatique. Nous avons multiplié les microscopes alors qu’aujourd’hui il nous faudrait un macroscope
Une machine à perdre face à notre propre destin
C’est également toute la difficulté du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat qui regroupe les connaissances de centaines de chercheurs de multiples disciplines pour étudier le réchauffement planétaire mais sans que les modèles informatiques mis en place pour échafauder les évolutions possibles, puissent intégrer tout le fonctionnement du système terrestre, toutes ses rétroactions, tous ses seuils de rupture, toutes les limites de ses ressources… Ce n’est pas parce qu’on connaît toutes les pièces d’une machine que l’on peut expliquer comment cette machine fonctionne. Ainsi, peut-on avoir aujourd’hui l’impression -du fait d’un système Terre qui serait finalement beaucoup plus dynamique qu’envisagé- qu’à force de sécheresses, canicules, inondations, fontes de glaces et autres super ouragans, ce réchauffement s’aggrave actuellement bien plus vite que prévu, un peu comme s’il suivait la trajectoire exponentielle de la concentration atmosphérique de CO2.
Descartes et Smith ont en fait construit l’armature d’une machine à perdre face à notre propre destin. Le premier nous a appris à penser en dehors de toute approche systémique et le second a permis la mise en place d’un système économique qui ne tient absolument aucun compte des lois de la physique, de la Terre.
Une multiplication de possibilités concrètes de mourir de plus en plus rapidement
Résumons donc notre actuelle situation: à force d’extraction d’énergie fossile et d’exploitation de ressources naturelles, nous avons construit une société de mégalopoles reposant sur le déplacement ininterrompu d’hommes et de marchandises, qui roulent, volent et naviguent à presque 100% grâce à une énergie irremplaçable à ce niveau d’utilisation, le pétrole, lui-même grande cause du réchauffement planétaire mais qui va prochainement atteindre son pic global du fait de son caractère non renouvelable à notre échelle de vie. Conséquence non négociable: le monde qui s’appuie sur son utilisation massive et permanente est appelé à disparaître. Reste à savoir comment.
Sur la lancée actuelle, sans nulle préparation à une descente énergétique, il n’y a guère de doute quant à l’issue dramatique de la destinée humaine. De moins en moins de pétrole, sang de cette société, provoquera de plus en plus de pauvreté, d’incompréhension, de désespoir, de plus en plus de risques de tensions et de guerres, qu’il s’agisse de guerres entre états, de guerres civiles ou de terrorisme. Plus de réchauffement et de phénomènes violents, ce sera de moins en moins de bonnes récoltes, de plus en plus de famines. Plus d’inondations, de bouleversement climatique et de chute de la biodiversité, ce sera de moins en moins de protection sanitaire, de plus en plus de risques de maladies, d’épidémies… Au final, voilà donc une multiplication de possibilités concrètes de mourir de plus en plus rapidement. Ce qui contraste radicalement avec les courbes actuellement en vigueur.
Prendre acte des erreurs fondatrices de Smith et de Descartes et en tirer les conséquences
Qu’elles parlent d’effondrement, de collapsologie, d’apocalypse ou simplement de crises, de plus en plus de personnes ont, ces dernières années, pris conscience de la gravité de la situation de l’humanité, même si elles restent encore très minoritaires. N’est plus forcément vu comme un illuminé ou un oiseau de malheur celui qui regarde en face la réalité physique de notre environnement. Plus les dégâts deviendront évidents et importants, plus les consciences s’éveilleront, mais plus se marquera également le clivage entre ceux qui veulent décrire la tragédie en cours, et ceux qui n’ont pas (encore) tout compris ou ne veulent pas tout comprendre, se faisant ainsi défenseurs du système en cause.
Pouvoir encore freiner et dévier la course folle de ce système afin de limiter les dégâts de sa chute, implique des prises de conscience massives, permettant à la fois une multiplication des actions échafaudant à côté de lui un nouvel art de vivre, et également une bascule conduisant à modifier ses paramètres de fonctionnement, et à donner la place centrale à la nature et à ses ressources. Cela implique donc de prendre acte des erreurs fondatrices de Smith et de Descartes et d’en tirer les conséquences… Par exemple en intégrant dans tout raisonnement que le climat est avant tout la résultante d’une machine thermique et dynamique, le système Terre -donc que sa perturbation anthropique actuelle va bien au-delà d’un simple « réchauffement moyen », toute situation extrême pouvant être fatale à des êtres vivants… Par exemple encore en intégrant dans tout système économique actuel ou futur que le fonds primitif de notre richesse nous a été donné par la nature, qui elle-même s’est épanouie parce que le climat lui a été propice -donc que la destruction de notre climat et de la nature s’apparente bien à notre propre destruction.
Bonjour Vincent,
Votre article pointe bien du doigt l’écart dramatique qui existe entre l’écologie et l’économie, surtout d’après-guerre, chose que je comprenais déjà dès mon adolescence. Je crois que tant que l’économie primera sur l’écologie, l’humanité sera sans issue. Les sociétés humaines vont s’effondrer graduellement les unes après les autres, selon leur niveau de résilience, à mesure que les dommages subies seront trop nombreux pour être réparés. Des »plans Marshall » ne seront pas suffisants !
Bonjour , je me pose souvent la question : que pensent les dirigeants politiques ? Sont ils dans le déni de la réalité ? Sont ils conscients mais incapables de prendre des décisions ? Ont ils compris les effondrements à venir ( ou déjà en cours ) mais pensent pouvoir échapper au sort du commun des mortels ? Ou encore pensent ils que les problemes systémiques auxquels nous faisons face sont impossibles à résoudre et donc ne font rien ?
Bonjour,
Je pense qu’il y a un peu de tout ça, selon les cas. Les hommes politiques sont en fait plutôt à l’image de ceux qui les élisent. Plus la conscience de notre réalité augmentera, plus les hommes politiques auront des chances de changer. In Fine la réalité elle-même les changera.
la société va mal; elle est prete à craquer. Et par ailleurs, la plupart des gens savent qu’une « révolution » de nos modes de vie est inéluctable. Une minorité agissante a déjà fortement commencé à le faire et pourra accompagner le mouvement.
Le tout est de savoir si l’élément déclencheur du basculement complet des mentalités sera une prise de conscience (au moment d’un vote par exemple). Mais je n’y crois pas. Sera une moyenne crise (une alerte sur le prix du pétrole, …), une crise importante (du genre de Lehman brothers ou crise alimentaire partielle en Europe, …) ou une crise majeur (effondrement de la production agricole, rupture d’approvisionnement en pétrole…).
Notre capacité a rebondir ne sera pas la même en fonction. La désorganisation qui suivra ne sera pas la même non plus …..
Les politiques n’ont pas de solution…pour preuve le projet de Cyril DION. Quand il en parle a Macron ce dernier lui dit que la seule solution a laquelle il pense c’est « plus de démocratie ». Quand on voit la façon dont il règle le problème des gilets jaunes, de la façon dont il laisse pourrir la situation catastrophique des urgences, je me demande ce qu’il appelle démocratie….
Le soucis principal et permanent de nos chers dirigeants est : » business as usual »!!! Alors l’effondrement je pense qu’ils s’en battent les steaks.
Ping : Chronique d’un effondrement programmé: la faute à Descartes et Smith | max solazzo
merci, pour votre article
vous avez su mettre des mots précis et utiliser une structure robuste qui formalisent bien mieux mes pensées nébuleuses formées autours de la réaction (polarisation/clivage) et du fond primitif.
encore merci et au plaisir de vous savoir en forme, en activité et donc pouvoir vous lire!
take care
Pendant la crise des gilets jaunes, un hélicoptère attendait en permanence avec les réservoirs pleins pour enlever Macron en l’air au dernier moment. Lorsque quelques rigolos ont fracturé la porte de son ministère, Benjamin Griveau s’est sauvé par les combles, et il paraît qu’il était vert de peur. Des expériences de cette intensité marquent des individus au niveau personnel et influencent leur mode de pensée de façon plus déterminante que leur niveau d’éducation et d’information. Certains historiens expliquent que toute la politique antisémite d’Adolf Hitler a pour origine son expérience personnelle de la révolution rouge à Vienne, dont nombre de participants, militants de gauche, étaient juifs. J’en viens donc à ceci : le plan des élites, c’est la solution que j’appelle ‘Soleil Vert’, d’après le film bien connu des années soixante-dix. Il n’y aura pas du homard pour tout le monde, et ils le savent. Mais ils ont bien l’intention que les derniers homards soient pour eux. Ils seront sans pitié. Une autre image, qui décrit la mentalité de l’homme en fin de vie, qui se sait condamné : l’anecdote de Mitterrand, se faisant servir des ortolans, espèce en principe protégée.