En compagnie notamment de Shell et de BP, Total demande aux gouvernements un prix du carbone au niveau mondial pour faciliter une sortie du charbon et pour assurer, en parallèle, le développement du gaz. Posture cynique ou nouvelle stratégie de développement ? En tout cas, même si on laissait dès aujourd’hui tout le charbon sous terre, le quota alloué par le GIEC pour respecter la limite de +2°C ne permet pas de brûler ne serait-ce que les actuelles réserves prouvées de pétrole et de gaz. Des choix supplémentaires sont nécessaires.
Force est de reconnaître qu’entendre des géants du pétrole, dont Total, Shell et BP, réclamer aux gouvernements la mise en place d’un accord ambitieux pour la planète à Paris début décembre et d’un prix pour le carbone, a quelque chose d’inédit. Au-delà de la contradiction avec l’attitude consistant plutôt, sur la planète pétrole-charbon-gaz, à financer des lobbies niant ou minorant le réchauffement global et la responsabilité des activités humaines liées aux énergies fossiles, ou faisant obstruction aux avancées en terme de régulation des émissions ou encore de fiscalité carbone (1), faut-il y voir une simple posture à l’approche de la COP21 (2) ou bien le début d’une nouvelle stratégie pour certaines majors ?
Le directeur général de Total, Patrick Pouyanné, a expliqué la démarche de son groupe lors d’un débat relatif à la “décarbonation de l’énergie en Europe”, débat organisé par le think tank de la transition carbone The Shift Project sur le salon World Efficiency, en octobre.
« Nous serons complètement sortis du business du charbon avant la fin 2016 » (Total)
“Nous pétroliers, nous sommes une partie du problème”, a reconnu Patrick Pouyanné pour ajouter que son secteur peut également “apporter des solutions”, en développant le gaz (qui émet environ 40% de moins que le charbon, n.d.l.r.) ainsi que des technologies de capture et de stockage de CO2. Selon lui, “le prix du carbone est le moyen de développer le gaz”, et, en parallèle de sortir du charbon. Et c’est pour cela que Total préconise une taxe carbone au niveau mondial.
Du reste, “je suis sorti du charbon” a souligné le directeur général qui faisait notamment allusion à la vente (mais pas à la fermeture) de Total Coal South Africa, exploitant des sites de charbon en Afrique du Sud. « Au-delà de la fin de nos activités de production, nous allons également arrêter l’ensemble de nos activités de commercialisation du charbon et nous serons complètement sortis du business du charbon avant la fin 2016 », a-il déjà promis cet été.” Question de “cohérence stratégique et de crédibilité” pour un groupe qui s’est engagé, notamment auprès de ses actionnaires, à “promouvoir l’usage du gaz naturel” dont la part doit augmenter au sein de la compagnie.
Comme le gaz représentait déjà la moitié de la production du groupe en 2014, cela veut dire que Total a l’ambition de devenir plus gazier que pétrolier. Et cela tout en mettant également en avant les 500 millions d’euros d’investissements annuels du groupe (3) dans les énergies renouvelables, principalement le solaire photovoltaïque (4), “même si les résultats ne sont objectivement pas extraordinaires”, selon Patrick Pouyanné. Et même si le photovoltaïque apparaît comme l’énergie renouvelable la plus émissive en CO2.
Brûler les réserves prouvées actuelles de gaz correspondrait aux émissions dont il faudrait se contenter pour conserver une chance sur deux de ne pas dépasser +1,5°C, sans aucune autre émission due ni au charbon, ni au pétrole.
Problème: si “sortir du charbon” est effectivement rapidement nécessaire si l’on veut respecter la limite des +2°C, les quotas donnés par les scientifiques ne permettent pas pour autant le développement du gaz et la combustion conjointe de tout le pétrole actuellement facilement exploitable.
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) donne en effet dans son dernier rapport un budget de 1000 milliards de tonnes d’émissions de CO2 encore possibles en 2010 pour conserver 66% de chances de ne pas dépasser la limite de +2°C. Avec des émissions d’origine humaine actuellement de l’ordre de 40 milliards de tonnes de CO2 par an (5), selon l’organisme britannique expert Carbon Tracker, nous en sommes aujourd’hui à un budget d’à peine 850 milliards de tonnes, et même de moins de 700 milliards de tonnes si l’on veut conserver 33% de chances de rester dans la limite de +1,5°C, ce qui est “scientifiquement” préférable.
Ce niveau d’émission est à peu près équivalent aux émissions correspondant à l’utilisation des seules réserves prouvées actuelles de pétrole (sur la base de 1500 – 1700 milliards de barils), sans gaz et sans charbon (6). Par comparaison, brûler les réserves prouvées actuelles de gaz (sur la base de 187 100 milliards de M3, donnée BP 2014) équivaut à environ 400 – 450 milliards de tonnes de CO2, ce qui est comparable aux émissions dont il faudrait se contenter pour conserver une chance sur deux de ne pas dépasser 1,5°C (7)…
Certes, le DG de Total veut visiblement croire aux technologies de captage et de stockage du CO2 (8). Cependant, Carbon Tracker estime que cette technologie ne donnerait à l’horizon 2050, si tout va bien, qu’un « bonus » de 125 milliards de tonnes d’émissions de CO2 supplémentaires. Pas de quoi changer la donne donc.
Total épinglé pour son double langage
De surcroît, difficile d’imaginer qu’on va sortir du charbon du jour au lendemain. Le temps nécessaire pour y parvenir réduit donc automatiquement la part disponible restante pour le pétrole et le gaz. Carbon Tracker met ainsi en garde face aux actuelles velléités de développement important du gaz, y compris dans le but affiché de limiter le réchauffement global. Même si aucun projet de Total n’est à ce jour en cause, Carbon Tracket estime ainsi que, dans le cadre de l’application d’un scénario bas-carbone par la communauté internationale, 283 milliards de dollars de projets relatifs au Gaz naturel liquéfiés sont financièrement risqués à l’horizon 2025. Ce qui fait également écho à la problématique des “stranded assets”, ces actifs devenus risqués pour les investisseurs du fait de l’impossibilité de brûler toutes les énergies fossiles à cause de la problématique climatique.
En attendant, si l’on suit l’ONG britannique Influence Map qui épingle le groupe français pour son double langage, Total pourrait dès à présent montrer sa bonne foi en sortant des différents organismes qui, eux, font plutôt obstruction à la régulation des émissions de gaz à effet de serre et au développement de la taxation du carbone, en particulier l’Institut américain du pétrole (API), le Conseil européen de l’industrie chimique (CEFIC) ou encore le Conseil américain de chimie (ACC), où l’on trouve des responsables de Total à des postes influents. Question de “cohérence stratégique et de crédibilité”, comme dirait Patrick Pouyanné.
(1) « Le négationnisme du réchauffement climatique en question? » Florence Leray. Golias. 2011.
(2) 21ème Conférence des parties des la convention-cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques, dont l’ambition est de trouver un accord apte à limiter le réchauffement global à +2°C depuis l’époque préindustrielle, afin d’éviter que la planète ne devienne de plus en plus invivable.
(3) Sur un total d’environ 20 milliards d’investissements annuels pour le groupe Total.
(4) via SunPower.
(5) Y compris la déforestation dont il faut également tenir compte.
(6) Pendant son cycle de vie, une tonne de pétrole émet entre 830 et plus de 1000 kg de carbone selon les caractéristiques du combustible. (7) Pendant son cycle de vie, une tonne équivalent pétrole de gaz émet 650 à plus de 700 kg de CO2 selon les caractéristiques du combustible. Base de calcul: 1000 M3 de gaz = 0,87 tonne équivalent pétrole.(8) Qui sont en fait le début de la géo-ingénierie.
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