Des chercheurs viennent de mettre en évidence que des hydrates de méthane présents en mer Noire sont en train de fondre à cause de la diffusion de sel dans les sédiments. Cette trouvaille fait à la fois écho à la catastrophe que peut provoquer leur déstabilisation du fait notamment du réchauffement anthropique, et à un désir certain de les exploiter…
Décidément, la Terre n’a pas fini de nous montrer son fonctionnement et les interactions qu’elle recèle: on savait que les hydrates de méthane ou clathrates, que l’on trouve dans les terres gelées « en permanence » (permafrost) et sur les parties immergées des continents (les marges continentales), peuvent dégazer et libérer leur méthane si les conditions de température ou de pression sont modifiées, ce qui constitue une bombe à retardement à l’heure de l’actuel réchauffement planétaire, principalement dû à la combustion du pétrole, du gaz et du charbon. Eh bien, des scientifiques appartenant notamment à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) viennent de montrer en grandeur nature que des modifications de salinité peuvent elles aussi déstabiliser ces hydrates de gaz.
Libéré par le sel qui s’infiltre peu à peu dans les sédiments
« L’impact des changements de salinité était connu en laboratoire, mais n’avait jamais été démontré sur site », précise Vincent Riboulot, chercheur en géosciences marines à l’Ifremer, qui a participé à ces travaux. Le laboratoire géant de ces scientifiques, où ont lieu actuellement des émissions de méthane, est la mer Noire dont la constitution est très dépendante de la variation du niveau de la mer. La Mer Noire est en effet reliée à la mer Méditerranée, et plus précisément à la mer de Marmara, par le détroit du Bosphore dont la profondeur moyenne est de 35 m. Il y a 10 000 à 20 000 ans, pendant la dernière glaciation, le niveau de la mer était beaucoup plus bas qu’aujourd’hui, jusqu’à -120 m. La mer Noire n’était alors pas connectée à la Méditerranée. C’était un lac d’eau douce ! Avec le dégel, un couloir d’eau s’est remis en place au niveau du Bosphore et la Mer Noire a été re-salinisée par la Méditerranée.
La reconnexion a lieu il y a 9000 ans. La salinité de la mer Noire « a ainsi été multipliée par dix, passant de 2 à environ 22 g/L. Elle est maintenant stable depuis 2500 ans avec une concentration un peu supérieure à la moitié de celle de la mer Méditerranée (environ 39 g/L) », souligne l’Ifremer. Les scientifiques de l’Ifremer et de GeoEcoMar, l’Institut national roumain de géologie marine, ont montré que, peu à peu, cette salinisation atteint avec les eaux interstitielles les couches sédimentaires dans lesquelles sont stabilisés les clathrates, ce qui entraîne un processus de dissociation. La trouvaille vient de faire l’objet d’une parution dans Nature Communications.
Suspectant un tel phénomène d’exister également dans les mers Caspienne et de Marmara, les chercheurs estiment qu’à température et pression constantes, les hydrates de méthane de la mer Noire pourraient être déstabilisés sur 2800 km2 dans les 5000 prochaines années, avec selon leurs calculs un volume de gaz en jeu de 40 à 200 milliards de M3, soit la consommation de gaz naturel (composé principalement de méthane) de la France sur cinq ans. D’après nos calculs, cela représente également environ 5 à 25 jours de la production mondiale de gaz, ce qui équivaut à des émissions comprises entre 20 et plus de 110 millions de tonnes équivalent carbone quand ce gaz est brûlé, mais beaucoup plus s’il part dans l’atmosphère sous forme de méthane… Jusqu’à plusieurs milliards de tonnes équivalent carbone.
Puissance et danger du CH4
Rappelons en effet que le méthane (CH4) est un puissant gaz à effet de serre. A quantité égale, son potentiel de réchauffement global (PRG) à 20 ans est 84 fois celui du CO2, et 34 fois à 100 ans si l’on tient compte de l’effet des rétroactions dues au cycle du carbone (28 fois sans cet effet), selon les dernières évaluations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), revues régulièrement à la hausse.
Par comparaison avec les émissions envisagées pour la mer Noire sur 5000 ans, les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (qui sont calculées sur la base des valeurs du potentiel de réchauffement global à 100 ans) ont été de l’ordre de 13,4 milliards de tonnes équivalent carbone (49 milliards de tonnes équivalent CO2) pour la seule année 2010, toujours selon le GIEC.
Néanmoins, le GIEC estime que le réservoir global d’hydrates de méthane de la planète contiendrait 2000 à 8 000 milliards de tonnes de méthane. Si l’on considère une masse volumique du méthane de 0,678 kg par mètre cube, et donc qu’une tonne de méthane représente environ 1500 M3, alors ce réservoir équivaudrait à un volume de méthane compris entre plus ou moins 3 millions de milliards (ou 3 billiards) et 12 millions de milliards (ou 12 billiards) de M3 de CH4.
Outre leur danger en ce qui concerne donc une accélération naturelle brutale de l’actuel réchauffement anthropique de la Terre, les hydrates de méthane présentent également le risque de renforcer l’acidification des océans ainsi que de provoquer, quand un stock est déstabilisé, des glissements de terrain, donc des tsunamis. Les géologues les soupçonnent par exemple d’avoir participé il y a environ 8100 ans, lors du dégel à la fin de la dernière glaciation, au glissement géant de terrain de Storegga en Norvège. Lors de cet événement, des milliers de kilomètres cubes de sédiments sous-marins se sont éboulés, provoquant un tsunami lui aussi géant. Celui-ci a englouti la région d’alors du Doggerland, entre Danemark et Angleterre, et détaché la Grande-Bretagne de l’Europe…
Exploiter les hydrates de méthane ?
Précisons enfin que ces résultats relatif à l’influence de la salinité sur la déstabilisation des hydrates de méthane sont, comme le rappelle l’Ifremer, « le fruit d’une campagne océanographique de 2015 intitulée GHASS (Gas Hydrates, fluid Activities and Sediment deformations in the western black Sea) ». Cette campagne a notamment bénéficié de financements du projet européen de recherche MIDAS: Managing Impacts of Deep Sea Ressource Exploitation. Objet donc de ce programme rassemblant une trentaine d’organismes (instituts de recherche, universités, industriels…) : étudier les impacts environnementaux de l’extraction de minerai et d’énergie dans les grands fonds marins… Dit autrement, voir comment on pourrait par exemple exploiter les hydrates de méthane. Avec du sel ?