Autant nous nous indignons unanimement de l’infamie de l’esclavage humain, autant nous finirons par nous indigner des affres de l’exploitation et de la consommation des pétrole, charbon, gaz… C’est le message d’un historien : Jean-François Mouhot.
Nous sommes tous un peu pareil : nous avons tendance à aimer le confort et nous sommes souvent attirés par la facilité. Alors, quand des chercheurs nous expliquent que ces caractéristiques humaines sont à la racine de notre dépendance à l’énergie fossile, comme à la racine de l’esclavage (c’était à l’époque où nous n’avions pas pétrole, charbon et gaz), et qu’en plus le parallèle « énergie fossile – esclavage » est pertinent et juste, alors le trouble s’installe un peu…
Et pourtant, l’hypothèse se confirme : esclaves humains – esclaves énergétiques, même combat ! Le théoricien américain Richard Buckminster Fuller et le physicien allemand Hans-Peter Dürr ont les premiers évoqué le concept d’« esclave énergétique », le philosophe autrichien Ivan Illich a ensuite fait circuler l’idée d’ « esclaves fournisseurs d’énergie ». Plus récemment, l’ingénieur Jean-Marc Jancovici a calculé qu’un Français modeste avait aujourd’hui, avec sa seule consommation énergétique, une centaine d’esclaves « virtuels » à sa disposition en permanence (150 en moyenne pour le pays)…
C’est maintenant un historien, Jean-François Mouhot, qui échafaude une étonnante correspondance entre l’esclavage et la question de l’énergie fossile. Socle de cette « union » : pour pouvoir bénéficier de leur mode de vie particulier, les propriétaires d’esclaves d’hier et les habitants des pays développés d’aujourd’hui, dépendent tous… « du travail généré par une source extérieure d’énergie ».
Des esclaves remplacés par des machines
Cet historien, chercheur à l’Université de Georgetown (Washington), tisse même des liens intimes entre l’histoire de l’esclavage et celle du charbon, du gaz, du pétrole… Esclaves et combustibles ont d’abord « cohabité » avant que les seconds, bien plus performants en terme de kilowatts/h, ne finissent par « ringardiser » le muscle humain. Aujourd’hui, 150 ans plus tard, le temps de l’esclavage nous paraît à jamais révolu, simplement parce que nous avons jeté ce « crime contre l’humanité » dans la poubelle de nos consciences. Et pourtant… La force de travail des esclaves a bel et bien été remplacée par celle des machines. Le développement de ces machines a même permis de « démocratiser » l’utilisation d’énergie à notre service personnel. Les machines sont devenues… des esclaves pour tous.
Mais, direz-vous, l’énergie fossile nous a quand même permis d’éliminer sinon de réduire l’asservissement d’autres hommes ? L’asservissement direct, celui qui est évident, oui. L’asservissement indirect, celui que l’on peut ne pas regarder, non. Facilitant le transport massif de produits « pas chers », « l’énergie bon marché nous a, en quelque sorte, permis de délocaliser les conditions de travail que nous n’accepterions pas dans nos pays », constate Jean-François Mouhot. Avec en plus, ajoutons-le, un effet boomerang issu de la « crise »: une dégradation pour tous. En France actuellement, combien de chômeurs et combien de « souffrances au travail » en plus tous les mois ?
« Le pétrole nuit aux droits de l’homme »
Mais, réagirez-vous, il ne s’agit pas des mêmes procédés ! Le pouvoir de réduire en servitude, de dominer en permanence, d’humilier, donnait au propriétaire d’esclaves un sens profond de supériorité… « Dans un certain sens, la possession d’une Porsche joue un rôle assez semblable puisqu’il permet à celui qui la conduit de montrer sa richesse, sa réussite, et de lui donner un sentiment de supériorité », indique l’historien. Et sans parler là encore de certaines relations dans le travail.
Mais, pourrez-vous encore insister, outre les marées noires et pollutions diverses, les énergies fossiles ne génèrent quand même pas la même oppression physique directe, mortelle, que l’esclavage ou les travaux forcés ?… « Le pétrole nuit aux droits de l’homme », annonce clairement Jean-François Mouhot. Il peut s’agir des conditions d’extraction et d’exploitation des matières premières (travail forcé sur le gisement gazier de Yadana en Birmanie…), des conflits liés à l’énergie (Irak-Iran, guerres du Golfe…), des guerres civiles (Congo, Angola…), des systèmes de fonctionnement très « particuliers » (Françafrique)… L’histoire fourmille d’exemples… mortels. Avec la raréfaction à venir de l’or noir, il est très probable que les listes continuent à s’allonger, même si là encore, la souffrance est souvent vécue loin de chez nous !
Le dérèglement climatique, grande souffrance de l’abus d’énergie fossile
Autre souffrance « programmée » : l’immense aggravation des conséquences humaines du dérèglement climatique, avec entre autre des centaines de millions de personnes affectées par la montée des eaux marines dans les prochaines décennies ; ou encore des dizaines de millions d’hommes et de femmes bientôt touchés en Afrique par l’intensification des problèmes d’accès à l’eau… Les victimes de l’esclavage humain auront dès lors été moins nombreuses, alors même que cet esclavage a eu des effets bien après son abolition. La situation des Noirs dans l’Amérique d’aujourd’hui le rappelle.
La comparaison va-t-elle encore plus loin? Oui. Les pays riches sont dépendants des énergies fossiles comme les sociétés plus anciennes étaient dépendantes des esclaves. Avec un paradoxe « bien connu » : le propriétaire d’esclaves, humains ou énergétiques, devient lui même « dépendant » de ses biens. « De la même manière que les propriétaires d’esclaves étaient perpétuellement inquiets de ce que leurs esclaves ne s’enfuient pas ou ne se révoltent pas, nous redoutons régulièrement que les pays producteurs de pétrole ou de gaz ne cessent de nous fournir le précieux liquide », ajoute Jean-François Mouhot.
Climat – esclavage : non-dits et alibis
Le chercheur raconte également qu’aux Etats-Unis les propriétaires d’esclaves du Sud ont accusé les abolitionnistes du Nord d’utiliser, comme les Britanniques, la lutte contre l’esclavage comme « un masque de vertu » destiné à assurer leur domination… Aujourd’hui, des peurs similaires existent dans les pays du tiers monde à propos des moyens de lutte contre le dérèglement climatique, vécus comme des entraves « occidentales » à un « désir de vie plus confortable ».
Et puis, reconnaissons que nous ne regardons pas encore le bouleversement climatique trop en face… Comme hier l’esclavage. Lobbies des industries pétrolières et gouvernements sont eux « réticents à transmettre clairement au public les données scientifiques ». L’esclavage a de son côté longtemps bénéficié de « nombreux alibis » pour être disculpé : certains n’hésitaient pas à dire que les esclaves libérés ne pourraient pas « se débrouiller seuls »… ou que les esclaves ne vivaient « pas aussi confortablement » en Afrique.
Enfin, et c’est une bonne nouvelle, sachez que « la détermination de quelques individus motivés permit d’abattre tout le système » de l’esclavage, avec bien sûr des conditions favorables, notamment une nouvelle énergie (fossile). Pour Jean-François Mouhot, c’est bien plus le compromis que la radicalité qui a été efficace pour faire bouger les lignes… En sera-t-il de même pour notre problème d’énergies fossiles et de dérèglement climatique ? Abolirons-nous notre dépendance ? Ou continuerons-nous à siphonner pétrole, gaz et charbon, pour notre confort et nos facilités, jusqu’au bout du bout et quel qu’en soit le coût moral ? Jusqu’à ce que l’esclavage revienne peut-être pour (presque) tous ?
Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique (L’environnement a une histoire). Jean-François Mouhot. Editions Champ Vallon. 2011.
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