Schiste : et si l’usine à gaz faisait… krach, boum, hue !

En plus de ses émissions de gaz à effet de serre et des risques de pollution qu’il pose, le shale gaz, ou gaz de schiste, a-t-il vraiment prouvé sa rentabilité ? Ou bien va-t-on vers des « affaires environnementales » dignes du scandale Enron ? La question se pose quand au moins un gazier -l’Américain Chesapeake Energy- vend « cash » de l’énergie qui n’est pas encore produite… et la classe ensuite dans ses stocks. Rêve ou cauchemar ?

Apocalypse environnemental, Eldorado énergétique… Les feuilletons à rebondissements du gaz de schiste s’accumulent comme autant d’illustrations de notre addiction aux énergies fossiles, de notre « schizophrénie » commune: nous savons que les gaz à effet de serre posent un vrai gros problème mais nous continuons à les sortir de terre frénétiquement, imaginant même qu’ils pourraient nous sauver. Même Michel Rocard, « ambassadeur des pôles » et chantre de la taxe carbone (avortée), voit dans la France, « bénie des dieux », le « Qatar » des hydrocarbures de schiste. Des hydrocarbures dont, selon lui, on aurait bien tort de se passer.

Puits de shale gaz, ou gaz de schiste, au Canada. Crédits: Archive journal La Presse.

Ah ces hydrocarbures « non conventionnels » ! A défaut de clarifier la question énergétique, ils ont au moins le mérite de mettre un peu tout le monde devant sa réalité: les pétroliers et gaziers devant la raréfaction des ressources conventionnelles qu’ils exploitent, les politiques face à leur manque de « croissance », Michel Rocard devant sa « conscience » écolo…

Pour y comprendre quelque chose, remontons à la source: pourquoi le gaz de schiste (ou gaz de shale, shale gaz), hier illustre inconnu, est devenu aujourd’hui incontournable ? Parce qu’on l’a simplement découvert, telle une providentielle nouvelle source d’énergie? Non. Le gaz, et le pétrole de schiste, doivent leur importance actuelle à la raréfaction du gaz et du pétrole conventionnels.

Sous le gaz de schiste, le pic

En effet, qu’est-ce qu’un hydrocarbure de schiste ? C’est un gaz ou un pétrole qui, contrairement aux hydrocarbures dits « conventionnels », est resté coincé dans la roche mère où il a été « fabriqué », parce que cette roche est bien imperméable. L’hydrocarbure conventionnel, lui,  « remonte » vers la surface pour se retrouver à un moment prisonnier dans des poches. Il est très généralement plus aisé à extraire. Principe de facilité oblige et croissance des prix aidant, ce n’est que lorsque l’on a déjà bien pompé les composés liquides et gazeux les plus faciles à sortir de terre que l’on va s’intéresser aux plus délicats… En toute logique donc, si les gaz de schistes occupent désormais le devant de la scène régulièrement, c’est avant tout un signe de plus (au même titre que l’exploitation du off-shore profond) que l’on a passé un cap -ou plutôt un pic…- dans l’exploitation traditionnelle des énergies fossiles.

En quoi l’extraction de ces hydrocarbures n’est-elle pas traditionnelle ? Pour pomper le pétrole ou le gaz contenu dans une poche, un forage « vertical » suffit : on fore, on aspire. Dans le cas du gaz de schiste, comme la roche emprisonne par petites quantités l’énergie, on doit la « casser », la « fracturer » (les foreurs disent « stimuler ») pour récupérer notre dose. On va donc forer à la verticale jusqu’au niveau désiré, soit régulièrement 2000 à 3000 mètres, puis on va pénétrer plus à l’horizontale, pour réaliser des drains.

Forer comme des shadocks

Pour bien « micro » fissurer la roche et libérer l’hydrocarbure, on va ensuite injecter à haute pression (700 bars) et en plusieurs fois une quantité de l’ordre de 10-20 millions de litres d’eau, une eau mélangée à du sable et à un petit cocktail chimique (0,5% du fluide, soit 50 à 100 000 litres) dont la recette reste bien conservée, avec des ingrédients de type lubrifiants, biocides et autres composés « viscosifiants ». La roche va se fissurer sur une centaine de mètres tout autour du drain horizontal. Le gaz va remonter vers la surface par le puits, avec une partie de l’eau transformée en boue, éventuellement radioactive, la radioactivité existant elle aussi à l’état naturel…

Il arrive également que l’on « stimule » la roche avec des charges explosives ou encore par « acidification ».  Les foreurs travaillent en plus sur les possibilités d’envoyer à la place de l’eau dans les drains du puits, des décharges électriques (fracturation électrique), de l’air comprimé (fracturation pneumatique), du gaz (propane)… On cherche par ailleurs à remplacer le précieux cocktail chimique par un cocktail plus… « bio », issus de l’agroalimentaire.

Puits de gaz de schiste du Barnett shale, au Texas

Quand les forages de gaz non conventionnel se multiplient. Ici, dans le Comté de Parker, au sein d’un gisement de Barnett Shale, au Texas. Vue satellite capturée à partir de Google Earth.

Il n’empêche que, d’une manière ou d’une autre, la zone de forage -qui nécessite environ 3 hectares de terre- ne va pas produire beaucoup de gaz sur sa durée de vie: 50 fois moins qu’un puits en Mer du Nord, 100 fois moins qu’un seul site du delta du Mackenzie, dans l’Alberta (Canada)… Il faut donc multiplier le nombre de forages pour maintenir la production. Sans cesse. Une usine à gaz version Shadocks: plusieurs dizaines de milliers de puits sont forés chaque année aux Etats-Unis.

Quand le méthane se met à fuir…

Bien sûr, les risques écologiques immédiatement visibles liés à de telles extractions sont d’abord dus à la technique utilisée : dégradation des paysages par la mise en œuvre du procédé, pression supplémentaire sur les ressources en eau, contamination des sols et des aquifères par la portion d’eau injectée qui reste dans le sous-sol, explosion comme à Leroy Township en Pennsylvanie (avril 2011), tremblements de terre comme à Youngstown dans l’Ohio (mars 2011, décembre 2011)…

Zone d’extraction d’un puits de shale gaz dans le Texas: une route d’accès spécifique, un terrain entièrement dédié, des rotations par milliers de camions. Capture d’écran à partir de Google Earth.

Et les gaz à effet de serre ? Paradoxalement, le gaz de schiste est encore régulièrement donné -notamment par les gaziers bien sûr- comme un moyen de… diminuer nos émissions de CO2, mais seulement par rapport au charbon, et seulement parce que brûler du charbon est « plus émetteur » que brûler du gaz. Or, le gaz produit remplacera-t-il effectivement et uniquement du charbon ? Sur les puits, compte-t-on à leur niveau les fuites de méthane, gaz à effet de serre au potentiel de réchauffement global (PRG) 25 fois plus puissant que le CO2 sur 100 ans et au moins 62 fois plus puissant sur 20 ans ? Estime-t-on en CO2 les allers et retours des camions qui transportent les dizaines de milliers de mètres cube d’eau et les milliers de tonnes de sable ? Y ajoute-t-on le CO2 émis par l’énergie nécessaire pour la construction des puits et pour l’injection de l’eau à haute pression ? Rapporte-t-on ces coûts « carbone » à une fourchette de production espérée ?… Concernant les fuites de méthane, une étude du National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et de l’Université du Colorado, menée dans le bassin Denver-Julesburg au Colorado, rend la filière gaz « naturel » aussi polluante que la filière charbon. Les recherches de Robert Howarth, professeur à l’Université Cornell, à Ithaca, dans l’Etat de New-York, le donnent même plus polluant… Recherches bien sûr fustigées par nos gaziers. Néanmoins, l’Environmental Protection Agency (EPA), l’Agence américaine de protection de l’environnement, s’intéressant également à la question, vient de demander que les émanations des composés organiques volatils (COV) des forages de gaz de schiste, parmi lesquels le méthane, soient désormais brûlées…

Pas d’Eldorado gazeux en Europe

Reste qu’économiquement, le gaz de schiste fait quand même rêver beaucoup de monde chez nous… En effet, ne suffit-il de regarder les Etats-Unis et le redémarrage économique que leur a offert ce « gaz naturel » bon marché ? Voilà même que cette situation pourrait, dit-on, changer la donne mondiale avec en point de mire l’indépendance énergétique de la première puissance ? Et nous en Europe : ne pourrait-on pas également s’engager dans cette voie pour être moins dépendant du gaz russe et, la crise persistant, pour retrouver du dynamisme économique et créer des emplois ?

Consommation et production de gaz en Europe

En Europe, le décalage entre la consommation et la production de gaz s’accroît, augmentant la dépendance à la Russie de la Communauté européenne. Espère-t-on que le gaz de schiste puisse réduire cette dépendance? Document du Shift Project.

Tombés en septembre, des rapports du Centre de recherche commun de la Commission européenne portent un coup à cet espoir d’Eldorado gazeux… Selon les rapporteurs, outre les difficultés techniques et les incertitudes quant aux réserves (et quant au gaz techniquement récupérable), l’Europe n’a pas les grands espaces des Etats-Unis pour multiplier les routes d’accès et les forages nécessaires, ou encore pour l’acheminement de l’eau. Elle n’a pas non plus le même réseau de gazoducs. Et puis aux Etats-Unis, le sous-sol appartient au propriétaire du terrain, qui fore s’il veut forer : c’est l’espoir du gain qui explique l’engouement pour le gaz de schiste et le peu de réactions « environnementales ». En revanche, pour le vieux continent, le rapport conclut que le gaz de schiste peut dans le meilleur des cas juste compenser le déclin de la production européenne de gaz naturel, sans gain financier. En tout cas, « la production de gaz de schiste ne rendra pas l’Europe auto-suffisante pour le gaz naturel ».

Moult forages + moult énergie pour sortir le gaz = quelle rentabilité ?

Le rêve n’est pas pour autant éteint, en Pologne, en Roumanie ou encore… en France. Car la France « bénie des dieux » disposerait d’un gisement parmi les « meilleurs » (pour vraiment connaître sa productivité, il faut utiliser la fracturation hydraulique), avec du gaz, en particulier dans le Sud-Est, et également… du pétrole de schiste, notamment dans le bassin parisien. Le « grand patron » Louis Gallois a même vu dans le shale gaze l’une des pistes pour faire un « choc de compétitivité ». Et c’est vrai que les industriels se montrent prêts à foncer, y compris avec des « règles d’or pour l’âge d’or du gaz », selon la formule de l’Agence international de l’énergie. Le président François Hollande a quant à lui d’abord dit « non ». Précisant qu’il ne se sentait pas « addicte » aux énergies fossiles, il a ensuite indiqué que « la recherche est possible sur d’autres techniques que celle de la fracturation hydraulique ». On sait, par exemple, que Total travaille sur la « fracturation électrique ». Il y a également la fracturation à l’air comprimé, au propane… Ce n’est plus « hydraulique », même si c’est toujours de la « fracturation »… Mais c’est toujours de l’énergie fossile que l’on déterre.

Sur ce graphique, on voit la montée de la production de gaz des Etats-Unis grâce au gaz de schiste à partir environ de 2005. Reste à savoir, eu égard notamment aux caractéristiques de la production de forages de ce type, combien de temps cela pourra durer. Document du Shift Project.

Il y a un autre léger problème. Si la technique de récupération des gaz de schiste par fracturation de la roche impose une multiplication du nombre de « petits » puits tout en nécessitant à chaque fois une bonne dose d’énergie pour faire sortir le gaz, comment cette extraction peut-elle être rentable ? Autrement dit, dans quelles mesures le bilan énergétique de la production du gaz de schiste est-il viable, alors même que le prix du gaz en Amérique du Nord est au plus bas vu l’afflux local ?  Des journaux comme le New-York Times, aux Etats-Unis, et Le Devoir, à Montréal, ont déjà pu s’interroger, avec de sérieux doutes. Au Québec du reste, l’heure est au moratoire, pour l’exploitation et l’exploration.

Sans étude disponible, on retiendra quand même ce qu’explique l’expert énergie-climat Jean-Marc Jancovici sur son site internet, manicore.com : pour le gaz de schiste, « le profil de production du puits passe par une rapide montée en puissance, un pic qui survient très tôt (6 mois à un an), puis un déclin très rapide et une queue de production qui peut durer quelques années ».

Chesapeake Energy vend « cash » du gaz … avant de le produire

De son côté, le gazier Chesapeake Energy d’Oklahoma City, 2ème producteur américain derrière Exxon Mobil et partenaire de Total dans le gaz de schiste, a par exemple officiellement donné jusqu’à 50 ans de durée de vie pour les puits de la Barnett Shale, au Texas. Toutefois, ce groupe a été remarqué en 2011 pour son fonctionnement « opaque » et pour avoir vendu « cash » (par le biais d’un système de bons baptisés « volumetric production payments ») des productions « futures » qui ont ensuite été comptées dans… les stocks de l’entreprise ! Ce qui a entre autre pour effet de tromper les investisseurs.

Toujours l’an passé, Chesapeake a fait scandale avec des investissements personnels de son fondateur Aubrey Mc Clendon, dans des puits forés par le groupe. Il s’avère de plus que le groupe, en difficultés financières, vend ses actifs et se… repositionne, sur le pétrole, le gaz liquide. Tiens tiens ! Certains se demandent même si cette société, ressemblant selon eux plus à un hedge fund qu’à un producteur de gaz, a tiré les leçons de l’affaire… Enron !

De fait, la question de la rentabilité réelle des gaz de schistes, se pose, non ? D’autant que fin 2010, le physicien canadien Normand Mousseau indiquait déjà que le gigajoule de gaz naturel (1 gigajoule de gaz équivaut à 1/6 de baril de pétrole) coûtait environ 6 dollars canadiens pour être produit et se vendait … 4 dollars. De quoi comparer la situation du gaz de schiste à une bulle spéculative. Et si ça faisait krach… boum, hue ?

Rapport de Robert Howarth, Renee Santoro, Anthony Ingraffea, chercheurs à l’Université de Cornell, à Ithaca, état de New-York, Etats-Unis (document en anglais) 

Question de fond

Peut-on honnêtement dire à gauche que l’on agit contre le bouleversement climatique en cours, et à droite que l’on va encore et encore accroître les efforts pour sortir de terre des énergies fossiles comme le pétrole et le méthane qui sont à l’origine même du réchauffement climatique ? Dit autrement, est-on capable de dire: oui, nous avons des énergies fossiles sous les pieds, mais non nous ne les exploiterons pas parce que c’est dangereux pour l’avenir, pour la survie même de l’humanité ?

3 réflexions sur « Schiste : et si l’usine à gaz faisait… krach, boum, hue ! »

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  3. Ping : Le shale gaz en musique: « The fracking song » | Dr Pétrole & Mr Carbone

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