Si la croissance des émissions mondiales de CO2 d’origine fossile reste à ce jour exponentielle, les statistiques du centre américain CDIAC montrent que différents pays riches d’Europe dont la France, l’Allemagne ou encore la Grande-Bretagne, ont passé le pic de leurs émissions dès les années 1970-79, indépendamment donc du processus des conférences internationales sur le climat (COP), et qu’ils ont été rejoints par d’autres pays riches, dont les Etats-Unis, vers 2005-2007. Ces séries de données montrent également que la baisse de leurs émissions a largement été compensée par l’explosion de celles de pays émergents: Chine mais aussi Inde, Corée, Arabie Saoudite, Iran, Mexique, Indonésie… Et que si chacun ne choisit pas de les réduire volontairement, ces émissions finiront par fondre d’elles-mêmes mais de manière “forcée”, du fait de la contraction de l’énergie fossile disponible.
Représentant environ 90% des émissions anthropiques de CO2 (1), les émissions de dioxyde de carbone issues des énergies fossiles et de la fabrication du ciment ont jusqu’à maintenant connu une croissance exponentielle au niveau mondial. Cependant, la situation est très différente d’un pays à l’autre. Les données du centre américain Carbone Dioxide Information Analysis Center (CDIAC) montrent ainsi, sans surprise, que ces émissions ont été multipliées par plus de 5 en Chine en 30 ans (entre 1980 et 2010) alors que -et c’est bien moins connu- elles sont globalement décroissantes dans bon nombre de pays développés d’Europe occidentale depuis… 1979, à savoir l’année du 2ème choc pétrolier.
Le pic des émissions de CO2 de l’Union européenne a eu lieu en 1979, donc bien avant que ne commence la lutte internationale contre ces émissions
En France, les émissions de CO2 dues aux énergies fossiles et au ciment sont ainsi passées de plus de 144 millions de tonnes équivalent carbone en 1979 à 98,5 millions en 2010 selon le CDIAC, soit une baisse de plus de 30%. Le plus gros de cette baisse a été réalisé en à peine dix ans avec 101,5 millions de tonnes en 1988. Les émissions ont ensuite pu à nouveau augmenter, de manière plus ou moins irrégulière jusqu’à 111 millions de tonnes en 1998. Les baisses les plus significatives ont eu lieu à la suite de crises économiques: crise du système monétaire européen en 1993, bulle internet en 2000, crise financière de 2007-2008…
De manière comparable, les émissions de CO2 fossile en Grande-Bretagne ont été de 134,5 millions de tonnes équivalent carbone en 2010 contre près de 176 millions en 1979, soit plus de 23% de baisse. L’Allemagne est elle parvenue a des émissions de l’ordre de 203 millions de tonnes équivalent carbone en 2010 contre environ 253,5 en 1991. Avant 1991, l’ancienne RFA était passée de 220,5 millions de tonnes équivalent carbone en 1979 à moins de 192 en 1990. L’évolution est similaire en Belgique, aux Pays-Bas… Dans sa proposition en vue de la Conférence internationale sur le climat de Paris, programmée en décembre prochain (COP21), l’Union européenne reconnaît du reste avoir eu son pic d’émissions de gaz à effet de serre en 1979.
Pour certains pays, les émissions ont même commencé à baisser avec le 1er choc pétrolier. Le pic des émissions de CO2 fossile de la Suède se situe en 1976 avec un peu plus de 24 millions de tonnes équivalent carbone contre 14,2 en 1990 (plus de 40% de baisse). Celui de la Suisse date de 1973 avec 12,6 millions de tonnes contre 10,6 millions en 2010. Celui du Danemark remonte même à 1970 avec 16,9 millions de tonnes équivalent carbone contre 12,6 en 2010.
Or, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a été créé en 1988 et la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), qui a donné lieu au Protocole de Kyoto, aux Conférences des parties (COP) et à tout le processus international de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, date de 1992. Comment les émissions de ces pays ont-elles donc pu baisser alors que la lutte contre lesdites émissions n’avait pas encore commencé ?
Les taux de croissance par habitant en France comme en Allemagne montrent une nette tendance à décroître du fait de la contraction de l’énergie disponible pour chacun
Les données du CDIAC montrent que cette réduction globale sur trente ans a été consécutive à une utilisation décroissante des combustibles fossiles liquides (pétrole) et des combustibles fossiles solides (charbon), à la faveur du gaz, moins émissif et qui est resté en progression régulière, et du nucléaire. Un lien est également à chercher du côté de la croissance et de ses limites.
La croissance n’a en effet pas été du tout la même avant et après les années 70. Les chocs pétroliers ont signé la fin des Trente Glorieuses. Depuis, les taux de croissance par habitant en France comme en Allemagne montrent une nette tendance à décroître du fait de la contraction de l’énergie disponible pour chacun, ce que montre notamment l’expert climat-énergie Jean-Marc Jancovici. Et c’est en revanche le chômage qui croît !
Avec les séries de chiffres élaborées par le CDIAC, il est par ailleurs aisé de constater qu’à chaque crise économique mondiale correspond une baisse des émissions. C’était vrai pour celle de 1929, suite à laquelle les émissions de CO2 fossile des Etats-Unis ont plongé de 535 millions de tonnes équivalent carbone l’année du krach à 413 millions en 1938. C’est toujours vrai pour celle de 2007-2008, même si cela n’a pas pour autant empêché les émissions planétaires de CO2 fossile de dépasser les 9 milliards de tonnes équivalent carbone en 2010.
Effondrements économiques, guerres civiles.. Des événements « non souhaitables » qui font chuter les émissions de CO2
Il apparaît également qu’un effondrement économique a pour sa part la capacité de réduire brusquement les émissions de la région concernée. Les pays qui formaient l’ancienne Union soviétique ou qui étaient dans son giron n’ont ainsi pas encore retrouvé les niveaux d’émissions de CO2 fossile qui étaient les leurs à l’époque de la fin de l’URSS. La Fédération de Russie a injecté dans l’atmosphère 474,7 millions de tonnes équivalent carbone de CO2 fossile en 2010 contre 583,5 en 1990. L’Ukraine en a émis 83,1 millions de tonnes contre près de 175 en 1992. La Biélorussie est elle passée de 23,9 millions de tonnes en 1992 à moins de 17 en 2010, la Pologne de 126,9 millions de tonnes en 1987 à 86,5 millions en 2010, la Hongrie de 23 millions de tonnes à 13,8, etc. On peut allonger à souhait cette liste. Mais bien sûr, hormis les effets de la crise de 2007-2008, les émissions de ces pays sont plutôt reparties à la hausse entre temps.
De manière plus générale, chaque période entraînant une perte de croissance, par exemple industrielle, a tendance à entraîner une baisse des émissions de gaz à effet de serre. Au contraire, les périodes de développement économique entraînent une hausse des émissions. Ainsi, les pays du Sud de l’Europe, comme l’Italie, l’Espagne et le Portugal, ont poursuivi contrairement à leurs voisins du nord l’augmentation de leurs émissions de CO2 fossile jusque dans la première décennie du XXIème siècle: pic en 2002 pour le Portugal à 18,2 millions de tonnes équivalent carbone, pic en 2005 pour l’Italie à 110,8 millions de tonnes équivalent carbone, pic en 2007 pour l’Espagne avec 97,7 millions de tonnes équivalent carbone.
Parmi les autres pays développés, notons que le Canada et les Etats-Unis ont eux aussi atteint des pics d’émissions en 2005-2007 avec respectivement 153,6 millions de tonnes équivalent carbone et près de 1590 millions de tonnes. On note au passage que cette période coïncide, mais est-ce totalement un hasard, avec celle du pic de pétrole conventionnel mondial. Une question est maintenant de savoir si ces pics sont définitifs où si la croissance des émissions pourra reprendre de manière importante, par exemple du fait d’un éventuel remplacement partiel du pétrole par le charbon quand l’or noir disponible se contractera davantage encore.
Les statistiques du CDIAC permettent également de détecter d’autres événements « non souhaitables » qui peuvent faire baisser rapidement les émissions de CO2 fossile. On constate par exemple qu’un pays qui est en guerre ne voit pas forcément ses émissions diminuer… sauf s’il est au moins en partie détruit ou ruiné. Ainsi, l’Allemagne nazie a émis de plus en plus de CO2 fossile de 1933 jusqu’à 1944. Mais, tandis qu’elle émettait plus de 185 millions de tonnes équivalent carbone de CO2 fossile en 1943, RFA et RDA ne totalisaient plus qu’à peine 74 millions de tonnes trois ans plus tard… Le Japon est lui passé de 37,9 millions de tonnes équivalent carbone en 1944 à 14,4 en 1946. L’évolution des émissions de la France pendant les deux guerres mondiales est également très révélatrice, avec à chaque fois un effondrement.
De son côté, une guerre civile fait assurément chuter les émissions. L’Espagne est passée de 6,1 millions de tonnes équivalent carbone émis en 1935 à 2,2 en 1936 et 1,4 en 1937. Avec en plus des épisodes de famine, la Somalie a vu ses émissions de CO2 fossile s’effondrer à quasiment rien dans les années 90 même si celles-ci n’étaient que de 261 000 tonnes équivalent carbone en 1989. En 2010, elles n’étaient remontées qu’à 166 000 tonnes. Les émissions de l’Irak ont pour leur part chuté de 25,1 millions de tonnes équivalent carbone en 2006 à 17,1 millions de tonnes en 2007.
Donc, si de nombreux pays riches ont maintenant passé leurs pics d’émissions de CO2 fossile, et si d’autres ont des évolutions plus ou moins chaotiques, quels sont les pays sur lesquels s’appuie le prolongement actuel de la hausse des émissions mondiales ? Réponse: tous les pays dont le développement reste à venir ou a été plus tardif que celui des pays occidentaux.
Saura-t-on découpler réellement développement humain et émissions de CO2 fossile pour limiter le réchauffement global à +2°C depuis l’époque préindustrielle?
En effet si la Chine a émis en 2010 plus de 5 fois ce qu’elle émettait en 1979 (2260 millions de tonnes équivalent carbone de CO2 fossile contre 408 millions en 1979), beaucoup de pays sont en fait dans une situation analogue. L’Inde, actuellement 3ème émetteur mondial, est passée de 90,5 millions de tonnes équivalent carbone de CO2 fossile en 1979 à 547,8 millions en 2010, l’Indonésie de 25,9 à 118,4 millions de tonnes, le Brésil de 51,4 millions à 114,4 millions, l’Iran de 44,8 à 155,9 millions, la Corée du Sud de 36,3 à 154,7 millions, l’Arabie Saoudite de 37,7 à 126,7 millions, l’Afrique du Sud de 59,7 à 125,4 millions, le Mexique de 65,7 à 121 millions, la Turquie de 20,6 à 81,2 millions, la Thaïlande de 10 à 80,5 millions, Taiwain de 20,7 à 71 millions, la Malaisie de 7,4 à 59,1 millions, l’Egypte de 11,7 à 55,8 millions, le Vénézuela de 20,9 à 55 millions…
En 2010, tous ces pays appartenaient au Top 30 des pays les plus émetteurs selon le CDIAC. Sans la Chine, leurs émissions annuelles approchaient les 2 milliards de tonnes équivalent carbone. Et derrière plein d’autres pays poussent eux aussi la porte du développement.
Saura-t-on donc découpler réellement développement humain et émissions de CO2 fossile pour limiter le réchauffement global à +2°C depuis l’époque préindustrielle ? Autrement dit, saura-t-on sortir positivement du pétrole et des autres énergies fossiles ? Et si oui, saura-t-on pleinement partager et aider les pays du Sud pour qu’ils y parviennent eux aussi ? Ou bien la réduction des émissions de CO2 fossile restera-t-elle simplement fonction de crises, d’effondrements économiques, de guerres civiles, de destructions en tout genre… ? Telles sont les vraies questions qui montrent au passage qu’à l’instar d’un arbre, les émissions de CO2 fossile ne peuvent pas croître jusqu’au ciel. Leur croissance s’arrêtera un jour ou l’autre, mais de manière très différente selon que nous choisissions ou non nous-mêmes les solutions.
(1) Selon le GIEC, les émissions annuelles de CO2 dues à l’utilisation de combustibles fossiles et à la production de ciment était de 8,3 milliards de tonnes équivalent carbone en moyenne sur la période 2002-2011. Sur la même période, les émissions de CO2 dues à des changements d’utilisation des sols étaient eu de 0,9 milliards de tonnes.
Ping : Les émissions mondiales de CO2 “fossile” baisseront-elles de manière “choisie” ou “forcée” ? | Enjeux énergies et environnement
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