Pourquoi ne changeons nous pas encore aussi vite qu’il le faudrait face au péril climatique ? Sur quels boutons les citoyens de bonne volonté doivent-ils appuyer pour faire basculer les choses, pour éviter un avenir catastrophique, pour faire sortir l’humanité de l’impasse et la guider sur une voie viable ? Le nouveau livre d’Al Gore, Le Futur, donne des réponses.
Après “Une vérité qui dérange”, best-seller consacré à la réalité des affres qu’inflige l’homme aux climats, et donc à lui-même et à ses enfants, certains peuvent se dire dire: Tiens, Al Gore le “business man” change un peu de registre. En effet, son nouveau livre, Le Futur, propose “six logiciels pour changer le monde”. Il traite à la fois les questions liées à la mondialisation (symbolisée par l’entreprise globale “Earth Inc”), à l’Internet (le Cerveau mondial), au pouvoir (notamment l’équilibre des pouvoirs économiques et politiques aux Etats-Unis), à la croissance (et ses limites), aux biotechnologies (“Life Inc.”) et bien sûr à la crise climatique.
Est-ce le voyage qui nous emportera ou entreprendrons-nous un nouveau voyage ?
En fait, un grand intérêt de cet ouvrage est de mettre en évidence des liens entre ces six “logiciels”, et d’éclaircir le rôle qu’ils peuvent jouer pour changer le monde, pour permettre à l’humanité de sortir de l’impasse mortelle dans laquelle elle se trouve et qu’illustre le péril climatique. Car oui, l’humanité avance bel et bien actuellement dans une impasse. Al Gore le dit joliment: “Notre décision sur la manière dont nous choisirons de vivre déterminera si c’est le voyage qui nous emporte ou si c’est nous qui entreprenons un nouveau voyage”.
Pourquoi ? La question du réchauffement n’est donc plus “discutable”? Le changement ou même le bouleversement climatique, c’est « pour de vrai » ? Sans nuance, oui. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pourra malheureusement une nouvelle fois le confirmer, avec toujours plus de détails et de faits, à la fin de ce mois de septembre à Stokholm, à l’occasion de la présentation des bases scientifiques de son 5ème rapport.
Des “négateurs riches, puissants et cyniques” et une “machine à nier” pour conserver 7 000 milliards de dollars…
Alors pourquoi jusqu’à présent nous a-t-on toujours fait un peu croire le contraire ? Nous emmenant dans d’assez sombres méandres économiques et politiques de l’Amérique, Al Gore raconte l’histoire… En substance celle, depuis plusieurs dizaines d’années, d’entreprises et de gens très riches et puissants, qui ne veulent pas voir diminuer leur pouvoir et fondre leur richesse, qui payent des thinks tanks et des lobbyistes pour mentir, déformer les vérités dérangeantes et instaurer le doute dans l’imaginaire collectif, qui payent généreusement les campagnes électorales et modifient les lois à leurs goûts, qui orchestrent une progragande malhonnête et cynique, et calomnient un monde scientifique pourtant prudent… Ces “négateurs riches, puissants et égoïstes” ont ainsi fabriqué ce qu’Al Gore appelle une “machine à nier”… Cette machine se montre d’autant plus efficace qu’elle joue sur “un désir présent en chacun de nous, cherchant à saisir la moindre indication qui pourrait signifier qu’après tout ce réchauffement n’existe pas et que ce sont les scientifiques qui se trompent”… Cette Machine a également pour elle la vision “court-termiste” qui régit le monde actuel, Earth Inc.
“Les grandes compagnies pétrolières multinationales sont à la tête de réserves estimées à 7 000 milliards de dollars et ont tout à redouter d’un consensus scientifique accepté par les opinions publiques et les gouvernements de par le monde. Ce sont ces 7 000 milliards de dollars qui ont amené ces compagnies à falsifier pour le public – et les investisseurs- les faits et les dégâts importants préjudiciables à notre avenir”, écrit Al Gore.
Conséquence pour l’ancien vice-président de Bill Clinton: “Les actifs carbone sont surévalués sur les marchés financiers comme l’étaient les subprimes, soutenus par une hypothèse encore plus absurdes que celle qui consistait à croire qu’il était parfaitement logique d’accorder des crédits à des millions de personnes dont on savait qu’elle ne pouvaient pas les rembourser. Cette fois-ci, l’hypothèse assume l’idée qu’il est parfaitement normal de brûler jusqu’à la dernière goutte de pétrole stockée dans les réserves des compagnies et d’anéantir ainsi l’avenir de la civilisation. Cette situation est intolérable”, commente Al Gore.
« Si le fléau de la corruption, le contrôle imposé par les multinationales et la domination des élites pouvaient être balayés…. »
Mais que font donc les politiques pour changer la donne ? “Le poids de la finance et l’influence des grandes entreprises sur les prises de décision effraient tellement la plupart des responsables politiques qu’ils évitent même de débattre d’une manière ou d’une autre de ces menaces existentielles”. Aux Etats-Unis (pays pourtant le mieux placé pour entraîner le monde entier dans le changement selon Al Gore), “les entreprises de combustibles ont embauché quatre lobbyistes pour chaque membre du Sénat et de la Chambre des représentants”, afin de freiner toute volonté de légiférer, illustre-t-il.
Attention, c’est bien Al Gore qui parle, pas un gauchiste français: “On ne peut que déplorer que les modèles démocratique et capitaliste échouent dramatiquement à servir les intérêts les plus profonds de la civilisation humaine dont l’avenir est en jeu. Leur état de délabrement les rend totalement inefficaces. Si l’on pouvait corriger leurs trajectoires, si le fléau de la corruption, le contrôle imposé par les multinationales et la domination des élites pouvaient être balayés, alors ces deux modèles se révèleraient précieux pour remettre le monde sur les bons rails avant qu’il ne soit trop tard. Mais cette transition politique est difficile et demandera un leadership fort ainsi que du courage politique, ce dont nous manquons cruellement à l’heure actuelle, en particulier aux Etats-Unis”.
Une couverture médiatique “biaisée”: le changement climatique n’est pas une “opinion”
Et les journalistes? Ne feraient-il donc pas leur travail pour alerter l’opinion ? “De plus en plus de journaux sont au bord de la faillite et les autres sont dans de telles difficultés financières qu’ils ne sont plus guère en état de jouer leur rôle historique, qui est d’assurer un des fondements de la démocratie, “informer correctement les citoyens” , assure Al Gore. Quant à la télévision, média “dominant”, tous les programmes concernant la politique ou le commentaire politique sont, aux moins aux Etats-Unis, “sponsorisés par des entreprises pétrolières, gazières ou du secteur du charbon, pas seulement pendant la période des campagnes électorales mais toute l’année, avec des messages destinés à apaiser le public et lui garantir que tout va bien, que l’environnement n’est pas menacé et que les entreprises d’énergies fossiles travaillent ardemment à développer de nouvelles sources d’énergies renouvelables”.
Cela a déjà par exemple pu donner ceci: “The Frozen Planet, la très populaire émission sur la nature de la BBC, fut diffusée sur Discovery Network aux Etats-Unis mais sans la partie consacrée au réchauffement”… Un peu comme si on parlait du cancer des poumons sans parler du tabac ! Et quand le réchauffement est évoqué, poursuit-il, “la couverture médiatique est biaisée par la tendance qu’ont les médias à toujours vouloir inclure un point de vue contradictoire pour, disent-ils, maintenir l’équilibre, comme si le réchauffement était une opinion”. Le même constat peut être fait en France où, par exemple, un expert climat – énergie comme Jean-Marc Jancovici montre depuis des années les défaillances des médias dans l’explication du changement climatique, et a même créé des stages pédagogiques destinés aux journalistes…
L’espoir d’Internet: la force des gens interconnectés et “engagés dans un futur viable”
Cela signifie-t-il pour autant que, malgré certains progrès, il n’y a pas d’issue, que la partie est perdue ? Pour Al Gore, la lumière vient en particulier de la toile Internet, au sein de laquelle l’humanité entière est potentiellement connectée, et où le journalisme écrit peut se reconstruire, même s’il n’a pas encore trouvé de vrai modèle économique. “Si le développement d’internet a facilité à la fois la délocalisation et la robotique, il nous permet maintenant d’exercer un rôle important, y compris dans la politique, sans que les élites en question puissent le contrôler”, annonce Al Gore. Pour l’ancien candidat à la Maison blanche, “la victoire dépendra de la vitesse à laquelle les individus ou les groupes d’individus connectés les uns aux autres et engagés dans un futur viable pourront acquérir la force et les aptitudes nécessaires nous conduisant à un monde meilleur”.
Un accélérateur de changement peut être… le temps qui passe. En effet, même si les scientifiques développent toujours plus des scénarios d’avenir, la simple mais impressionnante avalanche actuelle d’anomalies météorologiques (niveaux extrêmes de température, sécheresses, inondations, tempêtes…) suffit à illustrer, avec ses conséquences, le début de la réalité du changement climatique. Al Gore évoque notamment le travail du scientifique James Hansen. Avec deux de ces collègues, Makiko Sato et Reto Ruedy, les trois experts ont réalisé une étude statistique consistant à comparer les fréquences des températures extrêmes connues pour la période 1950-1980 et celles vécues de 1980 à 2010. “Dans les années les plus récentes, les températures extrêmes apparaissent régulièrement sur 10% de la surface du globe, alors que ce chiffre n’était que de 0,1 à 0,2% durant les premières décennies” étudiées, commente Al Gore. Difficile de nier ce vécu. Du reste, certains négateurs “ont en toute conscience changé de point de vue après avoir examiné objectivement les faits”.
L’inconnue de l’équation: le “choc de conscience” arrivera-t-il à temps ?
Poursuivons le raisonnement: une fois le déclic engagé, puis le “choc de conscience” réalisé et la “volonté d’en sortir” bien installée, que devra-t-on faire? “Prendre la barre” de notre bateau dans le puissant “courant du changement”… Al Gore explique: ”Cela signifie que nous devons réparer les défauts et les dérives du capitalisme et de la gouvernance. Cela signifie contrôler le cancer de la corruption politique, briser le carcan des intérêts particuliers et restaurer des processus décisionnels plus sains pour une démocratie vraiment représentative. Cela signifie aussi réformer les marchés, rendre le capitalisme respectueux de la durabilité en coordonnant les incitations et nos intérêts à long terme. Cela signifie, par exemple, taxer la pollution au carbone et réduire les charges sur le travail, en récupérant des revenus sur ce que nous brûlons et non pas sur ce que nous gagnons”, résume-t-il.
Cela pourrait, au passage, réduire les inégalités extrêmes nuisibles « à la vitalité de l’économie et à la santé de la démocratie » et dont les évaluations chiffrées citées par Al Gore indiquent par exemple que « 1% des individus reçoivent aujourd’hui presque 85% du montant des salaires versés aux Etats-Unis ». Le “court-termisme” n’est pas non plus un vision immuable de la vie. L’ancien vice-président réveille en particulier le souvenir du Plan Marshall après la 2ème guerre mondiale: ce plan n’aurait pas été possible sans “la volonté du peuple américain d’accorder des moyens considérables pour une action visionnaire qui nécessitait des décennies pour être mise en place avec efficacité”, indique-t-il. La mise en place d’une politique climatique digne de ce som, sur le long terme, n’est donc en rien impossible.
Reste l’inconnue cruciale de cette équation: le “choc de conscience” arrivera-t-il à temps, c’est-à-dire avant que les effets du changement climatique soient “si dévastateurs que de nombreuses zones géographiques du monde ne seront même plus en capacité de s’adapter” ? En tout cas, après une telle démonstration, le devoir de citoyen d’Al Gore ne serait-il pas de redevenir un homme politique dévoué à la cause de l’intérêt général, en se présentant à nouveau à la Maison blanche après Obama (sans les subsides fossiles ?) ou en étant poussé par le peuple d’Internet sur le sommet de ce qu’il nomme le “Cerveau mondial” dans le combat qui s’annonce avec Earth Inc. Al Gore for President !
Le Furtur – Six logiciels pour Changer le monde. Al Gore. Editions La Martinière. Prix: 29,90 euros. www.editionslamartiniere.fr
J’ai la désagréable impression que l’homme attends la catastrophe avant de changer les choses. L’Histoire est pleine d’exemples de ce type non ?