COP28: pourquoi l’objectif 1,5°C n’est toujours pas « débranché »

Prévision scientifique: le réchauffement planétaire atteindra 1,5°C en moyenne annuelle mondiale dans les prochaines années. Volonté dans les COP: « keeping 1.5 alive »… Maintenir « en vie » l’objectif de l’Accord de Paris le plus longtemps possible. Sur le papier. Jusqu’à quand ? Décryptage.

Moyennes mensuelles des anomalies de température en 2023, par rapport à la moyenne du XXème siècle. Septembre et octobre dépassent +1,5°C par rapport au début de l’ère industrielle. Source: NOAA.

Les prévisions des derniers rapports du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) restent d’actualité: le réchauffement de la planète va dépasser 1,5°C, quoi que l’Humanité fasse, la barre des 2°C pouvant même être atteinte d’ici 2040.
Déjà, l’année 2023, avec plus de 99,5% de chances de devenir l’année la plus chaude depuis 1880, selon l’agence américaine NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), va s’en approcher encore un peu plus que les précédentes. Et, après l’actuel phénomène El Nino boostant le réchauffement, l’année 2024 pourra encore établir un nouveau record. Comme les années 1998 et 2016 après les El Nino apparus en 1997 et 2015.
Selon un bulletin publié en mai dernier par l’Organisation météorologique mondiale (OMM), il y a « deux chances sur trois pour que la température moyenne annuelle à proximité de la surface du globe dépasse de 1,5 °C les valeurs préindustrielles pendant au moins une année d’ici 2027 ». Avec la hausse brutale des moyennes mondiales constatée depuis cet été, le climatologue de la Nasa et lanceur d’alerte historique sur le réchauffement planétaire, James Hansen, estime lui que l’anomalie de température sur 12 mois consécutifs devrait excéder +1,5°C d’ici mai prochain, ou même plus tôt.
L’objectif 2°C dès à présent menacé
Ce à quoi il convient d’ajouter que la concentration atmosphérique de CO2, moteur de ce réchauffement, se poursuivra inexorablement jusqu’à ce que l’Humanité atteigne la « neutralité carbone » de la planète, la seule vraiment valable, bien loin des affichages des États et des entreprises.
La vraie « neutralité carbone », c’est en effet le moment où les émissions mondiales liées aux activités humaines (principalement l’exploitation et la combustion du charbon, du pétrole et du gaz, plus la déforestation) ne seront plus supérieures au CO2 atmosphérique stocké chaque année dans les océans, les écosystèmes terrestres ou sous terre, que ce soit par la nature ou par la géo-ingénierie. À ce jour jour, cette « neutralité carbone » n’est pas espérée avant la deuxième partie du siècle.
Dit autrement, c’est dès à présent l’objectif de 2°C qui est menacé par la dynamique de réchauffement d’un système terrestre en « déséquilibre énergétique« . Avec son lot exponentiel de calamités aggravées par rapport à un réchauffement de 1,5°C, selon le GIEC : sécheresses, canicules, inondations, vents violents, chaos de plus en plus étendus… « Chaque dixième de degré compte », rappellent fréquemment les scientifiques, affirmant désormais de plus en plus haut et clair que l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5°C est bel et bien « mort« .
Sans l’objectif 1,5°C, l’Accord de Paris n’existerait pas
Pourtant, après les dernières conférences internationales sur le climat (COP26, COP27) qui ont maintenu cet objectif « sous assistance respiratoire », la COP28 devrait également tout faire pour ne pas débrancher « l’étoile du nord » de son président et PDG du groupe pétrolier ADNOC (Abu Dhabi National Oil Compagny), Sultan Ahmed al-Jaber. « Keeping 1.5 alive », disent les négociateurs. Les raisons sont plurielles, de la volonté jusqu’au-boutiste au « technosolutionnisme« , en passant par les questions géopolitiques.
D’abord, même si cela apparaît inéluctable, la barre de 1,5°C n’est pas officiellement dépassée. Pour cela, il faut qu’elle soit franchie plusieurs années de suite. Ce qui pourrait être le cas vers 2030, selon les scientifiques du Global Carbon Project. Nous sommes actuellement en train de dépasser 1,2°C. Maintenir les 1,5°C virtuellement en vie a au moins le mérite de continuer à stimuler des projets ambitieux, petits ou grands, pour le temps qui reste avant le dépassement. Un peu comme le font des objectifs « zéro plastique » ou « zéro bruit » pourtant inatteignables dans l’absolu. Illustration: les cris d’alarme récurrents du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, soulignant la proximité de « l’enfer » à venir, tout en appelant les États-nations à l’action.
Ensuite, dans l’Accord de Paris, l’objectif de 1,5°C a historiquement été rajouté à l’objectif initial de 2°C fin 2015, pendant les négociations de la COP21, sous la volonté initiale des petits États insulaires. Pour ces pays, les premiers appelés à disparaître, alliés dans les COP Climat sous l’étendard AOSIS, un réchauffement de 2°C menace en effet leur propre existence. Ils ne voyaient donc pas l’intérêt de souscrire à un accord qui signait de fait leur disparition.
Comme les décisions se prennent par consensus dans les COP, soit l’objectif 1,5°C était inscrit, soit il n’y avait pas d’Accord de Paris. D’où cette formulation de l’objectif mondial d’atténuation du réchauffement planétaire: maintenir « l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2°C au-dessus des niveaux préindustriels » et poursuivre les efforts pour la « limiter à 1,5°C ».
Mort officielle de l’objectif 1,5°C = crises
Officialiser aujourd’hui la « mort » de l’objectif 1,5°C reviendrait donc à remettre les petits pays insulaires, tout comme les pays les moins avancés, également en première ligne des catastrophes, dans une situation de laissés-pour-compte des négociations sur le climat, crise à la clé…
Ce serait particulièrement le cas à l’heure de la concrétisation par la COP28 du fonds « Pertes et préjudices ». Un fonds réclamé depuis 30 ans par ces pays et destiné justement à financer les pertes irrémédiables (de PIB) dues aux fléaux climatiques, à la hausse du niveau des mers, à la désertification… Mais ce fonds reste sans objectif financier. Les promesses d’argent s’élèvent à quelques centaines de millions de dollars pour des dégâts déjà estimées à plus de 500 milliards sur 20 ans pour les 55 économies les plus vulnérables. Au-delà de 1,5°C, ce coût augmentera de façon exponentielle.
Crise également à prévoir avec les ONG en cas mort « officielle ». Les militants climat considèrent eux-aussi l’objectif 1,5°C comme un « objectif de survie », notamment depuis le rapport du GIEC de 2018 qui a détaillé l’explosion de la gravité du bouleversement climatique entre un monde à +1,5°C et un monde à +2°C, à la fois pour les sociétés humaines et les écosystèmes naturels terrestres et océaniques.
Des paris technologiques en héritage
Raison supplémentaire pour ne pas « débrancher » les 1,5°C: tous les scénarios du dernier rapport du GIEC prévoient bien un dépassement dans les prochaines décennies, mais le plus optimiste envisage néanmoins -surprise- une atténuation dans la deuxième partie du siècle, en revenant à +1,4°C en 2100. En clair: on va certes dépasser 1,5°C mais la partie n’est pas encore tout à fait perdue pour la fin du siècle.
Solutions à prendre à l’échelle mondiale: planifier une sortie urgente des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) dépourvues de captage/stockage du CO2, développer toujours plus les énergies bas-carbone (énergies renouvelables principalement) et l’efficacité énergétique, tout en consommant moins.
Dans ce scénario « optimiste », les générations futures finiraient le travail, après 2050, en parvenant à pomper plus de CO2 atmosphérique qu’elles n’en émettraient, grâce aux écosystèmes mais aussi en pariant plus ou moins (selon le niveau de dépassement de 1,5°C) sur le business de la géo-ingénierie d' »élimination directe du carbone » (CDR, Carbone Dioxyde Removal). Une géo-ingénierie actuellement balbutiante, énergivore et hypothétique à grande échelle: machines nettoyant l’air de son CO2 (DAC), « biocharbon » (ou « biochar« ) pour stocker le carbone dans le sol, agrocarburants avec captage-stockage de CO2 (BECCS)… Et demain fertilisation des océans pour augmenter la production de plancton végétal, donc la séquestration de CO2 atmosphérique ? Ou encore altération forcée de roches pour envoyer le carbone au fond des mers ?
Sur le papier, c’est donc avec des paris technologiques que l’Humanité parviendrait in fine à réduire la concentration atmosphérique de CO2. D’où cette potentielle atténuation du réchauffement en 2100, en dessous de 1,5°C.
Des COP impuissantes à imposer l’intérêt général
A l’heure du premier « bilan mondial » de l’Accord de Paris, destiné à amener les pays à accroître d’ici 2025 leurs politiques et promesses d’efforts aujourd’hui largement insuffisantes, la COP28 en est à un tel stade : multiplier d’ici 2030 la puissance des énergies renouvelables par 3 et l’efficacité énergétique par 2, tenter d’impulser une dynamique de sortie des énergies fossiles… « sans captage-stockage du CO2 ». Et parler de technologies d’absorption du CO2 atmosphérique.
Entre autres enjeux de ces débats: malgré ses médiocres résultats et son coût, quelle place donner au captage-stockage de CO2, promus notamment par des pétrogaziers (pays producteurs, lobbyistes de compagnies) au cœur même de la COP, par rapport à l’élimination réelle des énergies fossiles ? Quel crédit apporter au CDR, drainant actuellement des fleuves de dollars mais dont le potentiel reste réduit pour l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ? Actuellement, les énergies fossiles émettent plus d’un million de fois la quantité de CO2 éliminée de l’atmosphère par ces technologies, selon le Carbon Global Project.
Comme un signe… Plus le réchauffement planétaire glissera vers un monde dangereux, plus la géo-ingénierie (ou « technosolutionnisme » cher à Sultan Al-Jaber), soutenue par des milliardaires, la high-tech, la finance ou encore bien sûr des pétrogaziers et des États, pourra s’infiltrer en « dernier recours » dans les débats de COP jusqu’alors impuissantes, sans gouvernance mondiale, à imposer l’intérêt général aux intérêts particuliers des États et multinationales: planifier la sortie des énergies fossiles. Du reste, les émissions de CO2 du charbon, du pétrole et du gaz battront encore en 2023 un nouveau record, selon le Carbon Global Project.
Un pis-aller pouvant conduire à la manipulation du rayonnement solaire (SRM, Solar Radiation Management)… Par exemple en injectant durablement des aérosols dans la stratosphère -en la polluant en somme- pour refroidir la température à la surface de la Terre. Un approfondissement de ces recherches par les États est promu par la Climate Overshoot Commission, présente à Dubaï. Pour « limiter » les risques liés au dépassement, sauver l’objectif 1,5°C…Ou sauver le système ?

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