Même s’il y a bien trop de pétrole disponible sur les marchés pour la demande actuelle, le pic pétrolier mondial semble bien, avec le plongeon des prix de l’or noir, frapper à notre porte. Parce que beaucoup d’entreprises du pétrole de schiste américain, déjà mal en point, ne pourront pas résister longtemps. Or, c’est ce « shale oil » qui compense en bonne partie la déplétion du pétrole conventionnel depuis une dizaine d’années.
Les fauves sont lâchés: en stoppant leur accord pour maintenir le prix du pétrole dans un contexte de surproduction (ou de demande plus faible) et en jouant à la guerre des prix, Russes et Saoudiens savent forcément que parmi les premiers grands perdants du krach pétrolier de ce mois de mars se trouvent les sociétés qui produisent du pétrole de schiste aux Etats-Unis. En effet, ce pétrole est plus difficile à sortir de terre que le leur. En dessous de 50 euros le baril, la situation devient critique pour ce « shale oil ». Avec le krach du week-end du 8 mars, on est tombé bien en dessous de 40 euros. Et les experts estiment que la situation pourrait durer, et en s’empirant même.
Des dizaines d’entreprises du shale oil confrontées à des difficultés financières
Or, le pétrole de schiste américain n’avait besoin ni du coronavirus, qui a affaibli la demande, notamment en Chine, ni de ce nouvel événement pour se retrouver en situation délicate cette année. En effet, si l’on regarde la production de shale oil depuis une dizaine d’années, on note que celle-ci a décollé quand le pétrole arrivait à 100 dollars le baril mais qu’elle a connu un premier pic en 2015 avec la chute des prix vers 50 dollars, ce qui avait déjà montré sa faiblesse. Avec des entreprises s’endettant de plus en plus sur un marché ne rapportant pas de bénéfices, sa production est ensuite repartie à la hausse mais a connu un nouveau pic pour environ la moité de la production en octobre dernier (réserves de Bakken, Eagle Ford, Niobrara et Anadarko notamment), l’autre moitié (Permian) voyant la progression de sa production faiblir.
Résultat: avant même le ralentissement de l’économie dû au coronavirus et le plongeon boursier du 9 mars, des dizaines d’entreprises du Shale oil, y compris des sociétés comme Chesapeake et Whiting Petroleum, étaient déjà confrontées à des difficultés financières. Sans parler des faillites déjà actées. De leur côté, deux grands prestataires de services du pétrole de schiste, Halliburton et Schlumberger, ont récemment annoncé la mise à l’arrêt d’une partie de leur matériel, ce qui signe le pic des forages du shale oil américain, celui-ci annonçant assez rapidement le pic de production. En effet, après fracturation, la production de ce genre de puits accélère rapidement puis décline, également rapidement.
Baisse de la production de pétrole de schiste à partir de 2021
Prévoyant que la consommation de pétrole baisse en 2020 pour la première fois depuis la fin de la décennie 2000, un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) confirme en plus que « le rythme de l’expansion aux États-Unis a ralenti l’an dernier, alors que les producteurs indépendants ont réduit leurs dépenses et réduit leurs activités de forage » et que « d’autres réductions de dépenses sont prévues pour 2020 ».
En se basant sur un prix du pétrole brut à 60 dollars le baril, le scénario de base de l’AIE estime que l’ensemble de la production américaine va encore augmenter pour plafonner vers 20 millions de barils jour (avec les liquides de gaz naturel, NGL) en 2025. Cependant, avec un pétrole à moins de 40 euros, c’est une toute autre histoire. En raison de son accélération et de son déclin rapides, la production du pétrole de schiste « est plus sensible à une variation du prix du pétrole que les sources d’approvisionnement classiques », souligne l’AIE. Et d’ajouter: « Un prix de 40 dollars le baril entraînerait une baisse de la production à partir de 2021 et une baisse de 1,1 millions de barils par jour d’ici 2025, comparativement à une croissance de 2,2 millions de barils par jour dans notre scénario de base ».
La revanche Russe sur les Etats-Unis 40 ans plus tard ?
Or, le pic mondial de pétrole conventionnel (moins cher à extraire, comme celui de l’Arabie Saoudite et, à un moindre niveau, comme celui de la Russie) a lui connu son pic il y a plus de dix ans. Et la Russie a déjà imaginé le sien pour 2021. Si la production totale d’or noir (pétroles conventionnel et non conventionnel) a pu se maintenir depuis plus d’une décennie, c’est en grande partie grâce à ce « miracle » du shale oil américain. Néanmoins, l’Agence internationale de l’énergie a tiré la sonnette d’alarme dès l’an passé: les investissements traditionnels dans l’énergie ne sont plus suffisants « pour maintenir les habitudes de consommation actuelles » , a-t-elle annoncé. Avec la déplétion du pétrole conventionnel, la difficulté est également de maintenir le prix de l’or noir de manière à ce qu’il ne soit pas trop cher pour rester abordable pour les consommateurs mais pas trop bas pour ne pas fragiliser l’industrie pétrolière.
Il faut également se souvenir que c’est un contre choc pétrolier comme celui que l’on connaît aujourd’hui (une offre trop forte par rapport à la demande) qui dans les années 1980, a permis aux Etats-Unis de Ronald Reagan d’asphyxier l’URSS de Mikhaïl Gorbatchev grâce à un prix bas du brut, ce qui a abouti à l’effondrement du bloc soviétique. Plus de 30 ans plus tard, Vladimir Poutine, ancien officier du KGB de l’ex-URSS, tient-il sa revanche ? Et avec l’actuelle perspective du pic, la stratégie de la conquête de marchés, pour l’Arabie Saoudite comme pour la Russie, n’est-elle pas la bonne ? Et nous en Europe, que faisons nous dans cette optique ?
La fête semble bel et bien finie
Enfin, un bas prix durable du pétrole brut va faire souffrir bien d’autres producteurs, des pays africains aux entreprises canadiennes exploitant les sables bitumineux, autre pétrole difficile à extraire. Difficile donc d’imaginer comment, dans ce contexte, la production mondiale pourra se maintenir longtemps une fois que le trop-plein actuel sera épongé. D’une manière ou d’une autre, c’est donc bien comme si c’était le pic pétrolier mondial lui-même qui sonnait à notre porte en ce printemps 2020. « Tout semble indiquer que le pic pétrolier a frappé, sauf que les prix du pétrole sont maintenant bas », affirme l’expert Matt Mushalik. Cependant, le pic pétrolier est avant tout une affaire de volume de pétrole, et le volume et le prix du pétrole ne sont paradoxalement pas liés de manière simple, comme l’explique l’ingénieur français Jean-Marc Jancovici. En d’autres termes, avec le pic, le prix du pétrole pourrait certes un jour augmenter brutalement mais il est surtout appelé à devenir très volatil. Quant au volume de production, le pic à dépasser aujourd’hui a été établi, selon les données de l’AIE, à… la fin 2018. Avec la crise économique à venir, la question de savoir s’il va pouvoir être dépassé se pose.
Ainsi, un petit virus est venu semer la pagaille dans une économie totalement financiarisée. Il a fragilisé encore plus un monde du pétrole, moteur de cette économie mondialisée qui, elle-même, s’obstine à ignorer la réalité du pic pétrolier comme elle ignore toutes les limites de la nature et toutes les limites de sa propre croissance. Mais maintenant, la fête semble bel et bien finie. Sans même évoquer la question de la lutte contre le réchauffement planétaire et ses implications sur les énergies fossiles.
Commentaire en forme de question: pourquoi les medias ne relaient-ils pas cette analyse qui pourtant devrait tous nous alerter sur l’inexorable décroissance à venir ?
Il y a un déni du pic pétrolier, considéré comme une théorie, un concept, ou quelque chose que l’on repousse de toute façon sans cesse grâce à la technologie. Dans les analyses et politiques économiques, dans les scénarios d’évolution du monde à long terme, y compris ceux du GIEC, il n’existe même pas, ce qui permet de faire croire à une croissance économique peu ou prou sans fin.
Bravo !
Article clair et plein de bon sens.
Le Corona virus amènerait il enfin le retour du bon sens en économie ?
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