Climat: des centaines de milliards de tonnes d’énergie fossile devront rester sous terre, sinon…

Si nous voulons vraiment conserver une chance de rester en dessous de 2°C de réchauffement global par rapport au niveau préindustriel (c’est-à-dire garder un espoir de survie pour notre civilisation et même nos enfants), ce qui est l’objectif officiel des dirigeants de la planète, alors les calculs montrent qu’il nous est vital de conserver dans le sous-sol d’ici 2100, pas moins des 2/3 de nos réserves actuelles prouvées de charbon, de pétrole et de gaz, même si nous savons où elles sont et comment les exploiter. Question: si ce constat était partagé, par exemple par les « investisseurs », quid de la gigantesque « bulle boursière » des énergies fossiles ainsi créée ?

Evolution de la concentration de gaz à effet de serre dans l'atmosphère depuis 800 000 ans. Nous sommes au point zéro à 400 ppm. Doc. The Keeling Curve.

Evolution de la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère depuis 800 000 ans. Nous sommes au point zéro à 400 ppm. Doc. The Keeling Curve.

La Terre est un monde limité: ses terres et océans peuvent absorber chaque année, en harmonie durable avec le monde vivant, environ 3 à 5 milliards de tonnes de carbone de l’atmosphère (ses absorptions ont augmenté avec la hausse de nos émissions), mais avec un maximum. Il est convenu d’estimer que nous en y injectons deux fois plus avec nos émissions de gaz à effet de serre, soit environ 6 milliards de tonnes. Un surplus de l’ordre de 3 à 5 milliards de tonnes se concentre donc tous les ans au dessus de nos têtes, d’où notre problème climatique. En prenant pour référence 1990, les experts ont estimé que l’humanité devait avoir pour objectif de revenir relativement rapidement à 3 milliards de tonnes d’émissions maximum, c’est-à-dire environ 460 kg par humain et par an pour une population de 6,5 milliards d’habitants. Ce qui équivaut actuellement, si l’on prend en compte tous les gaz à effet de serre, à un aller simple en avion Paris – New-York. C’est également avec ces données que l’on a créé en France la notion de ″facteur 4″ (diviser par 4 à l’horizon 2050 nos émissions de gaz à effet de serre par rapport à celles de 1990) et pour la planète le facteur 2.

Cependant, plus on attend (comme actuellement) pour mettre la question climatique au centre de nos vies, plus la situation va se corser. En effet, en 2010 nos émissions de gaz à effet de serre n’étaient plus équivalentes à environ 6 milliards de tonnes de carbone, mais à plus de 9 milliards de tonnes… A l’échelle planétaire, même si les océans et les écosystèmes terrestres ont réussi à capter une partie du surplus injecté, l’objectif serait donc maintenant de les diviser par 3 dans les 40 prochaines années.

330 kg de carbone par an et par personne en 2050 pour 9 millliards de Terriens

D’autre part, puisque l’on se donne des objectifs à l’horizon 2050, il conviendrait en fait de prendre en compte la population officiellement prévue à cette date, soit 9 milliards d’humains, et pas celle de 2005. Avec ces paramètres, l’objectif de quota à adopter par individu est clairement raboté: 330 kg de carbone par an en 2050 à la place des 460 précédents, ce qui n’assure même plus un aller-simple Paris-New-York, sauf à finir à la nage. Cela modifie également les objectifs que devrait dès maintenant se fixer chaque pays, notamment en vue des négociations du sommet climat de Paris en 2015.

En prenant ces paramètres de 330 kg de carbone par personne et de 9 milliards d’humains en 2050, ainsi que les données diffusées par l’association The Shift Project et la Banque mondiale pour l’année 2010 (émissions de gaz à effet de serre, démographie), il est assez facile de réévaluer les efforts à faire par chacun si l’on veut limiter efficacement le bouleversement climatique.


Répartition des émissions de gaz à effet de serre par GES. Doc. interactif The Shift Project.

Pour être un véritable exemple, l’Union Européenne devrait ainsi se donner comme objectif un facteur 6 à 7 d’ici 40 ans tandis que la France passerait d’un facteur 4 à un facteur 5, voire 6, et que les Etats-Unis s’imposerait au moins un facteur 14. Facteur 6 pour la Chine, 9 pour la Russie, 9 pour l’Allemagne, 8 pour le Japon, 7 à 8 pour la Grande-Bretagne, 20 pour le Luxembourg, 23 pour l’Australie… Il ressort en plus que beaucoup de pays parmi les plus pauvres auraient également des efforts à réaliser sur le papier, ce qui nécessiterait bien sûr une aide supplémentaire des pays les plus riches. Notons également -ce qui met une nouvelle fois en évidence s’il en était besoin le lien intime entre émissions massives de gaz à effet de serre et énergies fossiles- que les rois du pétrole auraient droit à des facteurs particulièrement élevés : facteur 15 pour l’Arabie saoudite, 16 pour Oman, 18 pour Barheïn, 30 pour les Emirats arabes unis et le Koweit, et même 50 pour le Qatar, record absolu.

330 kg de carbone par habitant, cela équivaut à peu près en revanche aux émissions actuelles de l’Ethiopie, du Kenya, de la Zambie, du Bangladesh, du Népal, du Sri Lanka, du Tadjikistan… Certains pays comme l’Erythrée, le Mozambique, la Tanzanie, le Nigeria ou encore Haïti pourraient émettre encore un peu plus.

L’équation de Kaya

Les noms et les conditions de vie des pays contenus dans ces différentes listes illustrent l’immensité de la tâche qui nous attend en terme de transition et de performance énergétique ainsi qu’en terme de « décarbonation » de la société. Que les fans de « shale » gaz se le disent, la situation nous impose en fait de laisser volontairement dans le sous-sol un maximum d’énergie fossile disponible -charbon, pétrole et gaz confondus.

Développée par un économiste japonais spécialiste de l’énergie, l’équation de Kaya confirme cette nécessité. Cette équation met côte à côte des termes qui peuvent s’annuler. Elle se présente ainsi:

Emissions de gaz à effet de serre =  population X (PIB / population) X (énergie utilisée / PIB) X (émissions de gaz à effet de serre / énergie utilisée)

C’est-à-dire:

Emissions de gaz à effet de serre = population X revenu de chacun X intensité énergétique X intensité carbone.

Il suffit de la regarder pour comprendre deux choses:

– Un effondrement massif des revenus (crises économiques, catastrophes naturelles), une chute de la population (famines, guerres, catastrophes naturelles), peuvent aboutir à une baisse des émissions de gaz à effet serre. De grandes quantités d’énergie fossile resteraient ainsi dans le sous-sol. Mais de tels processus sont-ils souhaitables ?

– Si l’on veut diviser les émissions de gaz à effet de serre par 2 ou 3 tandis que la population et le revenu augmentent, alors il faut accroître d’autant l’effort à réaliser en terme d’intensité énergétique et d’intensité carbone.

Consumer au maximum 325 milliards de tonnes équivalent pétrole (tep) d’ici 2100

Certes, un tel projet semble à ce jour une véritable gageure pour beaucoup de pays, mais l’équation kaya n’est pas forcément insurmontable: en avance par rapport aux autres pays (taxe carbone, limitation des énergies fossiles), la Suède arrive avec notre calcul à un facteur 4 à réaliser d’ici 2050. Elle se situe ainsi au même niveau que le Brésil, le Portugal, la Slovénie, le Chili, le Mexique, la Thaïlande ou encore l’Azerbaïdjan, alors même qu’elle fait toujours figure en Europe de championne du confort de vie. Ce qui montre entre parenthèses que la réduction des émissions de gaz à effet de serre, en particulier la taxe carbone, ce n’est pas forcément une grosse punition avec moins de bonheur.

En revanche, si l’on continue sur la trajectoire actuelle, il apparaît de plus en plus que la grosse punition avec beaucoup moins de bonheur, viendra, y compris pour les hyper riches et leurs enfants, et même si l’on prend des mesurettes à droite et à gauche. L’atmosphère terrestre ne pourra s’adapter à des émissions massives persistantes qu’avec des modifications elles aussi massives et radicales, qu’il s’agisse de chaud, de froid, de vent ou de pluie. La première partie du nouveau rapport du GIEC permet à l’humanité d’y injecter encore une valeur moyenne de 270 milliards de tonnes de carbone entre 2012 et 2100 (*) si nous voulons vraiment limiter le réchauffement à quelque chose qui conserve encore une chance de ne pas ressembler à une apocalypse, c’est-à-dire qui reste dans la limite d’un réchauffement global de 2°C.

Trouver la volonté de laisser sous terre plus de 600 milliards de tep disponibles…

Petit calcul: 270 milliards de tonnes équivalent carbone, cela représente environ 325 milliards de tonnes équivalent pétrole (tep), 0,83 tonne de carbone étant émise pour une tonne de pétrole brûlée, selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Or, si l’on prend en considérations les données de l’Institut français du pétrole (IFP), les réserves prouvées de charbon, de pétrole et de gaz (sans tenir compte donc des réserves probables) affichent des ordres d’idées de respectivement 600 milliards de tep, 210 milliards de tep et 180 milliards de tep, soit environ 1000 milliards de tep au total. Si nous voulons sauver notre civilisation, nos enfants, et sans doute nous-mêmes, nous avons donc déjà à disposition au moins trois fois nos besoins définitifs d’énergie fossile !

Conséquence: il est vital pour l’humanité de trouver la volonté de ne pas sortir du sous-sol les centaines de milliards de « tep » restantes, même si nous savons où elles sont et comment les extraire. Si ce constat était partagé, par exemple par les « investisseurs », ce surplus d’énergie fossile n’aurait même plus de raison d’avoir une réelle valeur. Il serait également économiquement logique et sain de stopper toute recherche pétrolière et gazière, y compris celles qui sont relatives aux réserves d’hydrocarbures de schiste. Sur les marchés, cela s’appelle une bulle financière, une énorme bulle « carbone » dans laquelle on trouve tous les géants du pétrole, du charbon et du gaz, ainsi que leurs financeurs.

Ce n’est pas tout: comme l’explique l’expert climat-énergie Jean-Marc Jancovici, « pour limiter aussi vite que possible un changement futur, la division par deux de nos émissions mondiales (par rapport à celles de 1990 rappelons-le, ce qui revient donc à diviser par 3 celles de 2010, n.d.l.r.) est plus un minimum qu’un objectif suffisant« … En effet, il est par exemple établi qu’avec le phénomène de réchauffement et de bouleversement climatique en cours, les écosystèmes terrestres et les océans verront diminuer à terme leur capacité d’absorption de CO2. On peut également se préparer à ce que nos émissions anthropiques dues pour majeure partie aux énergies fossiles, provoquent des émissions naturelles de gaz à effet de serre (CO2, méthane), par exemple avec le dégel de pergélisol des hautes latitudes. En quelque sorte, cela fait partie des « intérêts » des émissions passées légués aux générations futures…

(*) Soit environ 1000 milliards de tonnes équivalent CO2, étant entendu qu’on en envoie chaque année plus d’une trentaine de milliards dans l’atmosphère.

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Efforts à faire pays par pays

Facteur 50 (soit diviser les émissions de gaz à effet de serre par 50 d’ici 2050)

Qatar

Facteur 20 à 30

Luxembourg, Australie, Koweït, Emirats Arabes Unis.

Facteur 14 à 20

Etats-Unis, Arabie Saoudite, Canada, Bahreïn, Oman, Kazakhstan.

Facteur 13-14

Turkmenistan

Facteur 11

Singapour, Irlande, Pays-Bas.

Facteur 10

République Tchèque.

Facteur 9

Allemagne, Danemark, Russie, Estonie, Belgique, Islande.

Facteur 7-8

Grande-Bretagne, Japon, Pologne, Afrique du Sud, Israël, Uruguay, Finlande, Grèce, Serbie.

Facteur 5-6

France, Espagne, Hongrie, Chine, Suisse, Italie, Argentine, Malaisie, Mongolie, Biélorussie, Lituanie, Ukraine, Bosnie-Herzégovine, Autriche, Bulgarie, Chypre, Malte, Norvège.

Facteur 4

Suède, Brésil, Portugal, Botswana, Namibie, Soudan, Thaïlande, Chili, Azerbaidjan, Ouzbekistan, Slovénie, Mexique.

Facteur 2 -3

Algérie, Albanie, Tunisie, Gabon, Cambodge, Indonésie, Vietnam, Bolivie, Colombie, Cuba, République dominicaine, Equateur, Jamaïque, Panama, Paraguay, Pérou, Arménie, Georgie, Croatie, Roumanie, Turquie, Irak, Jordanie.

Facteur 1-2

Ethiopie, Kenya, Zambie, Bangladesh, Népal, Sri Lanka, Tadjikistan, Inde, Sénégal, Angola, Bénin, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Ghana, Maroc, Zimbabwe, Birmanie, Pakistan, Philippines, Costa Rica, El Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Moldavie.

Pays émettant moins de 330 kg de carbone par an et par habitant

Erythrée, Mozambique, Nigéria, Tanzanie, Haïti

D’après Banque Mondiale, The Shift Project. Données 2010.

 

11 réflexions sur « Climat: des centaines de milliards de tonnes d’énergie fossile devront rester sous terre, sinon… »

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  6. ça va être dur ! En effet, les décisionnaires comptent sur la pénurie d’énergie fossile. Mais il est vrai que « grâce » au charbon, cette pénurie n’aura pas lieu !

  7. Ping : Qui peut sauver la France… et l’Humanité ? | Dr Pétrole & Mr Carbone

  8. Bonjour
    Il y a plusieurs analyses possibles et une petite chance d’éviter le mur…
    En effet, comme je l’explique sur mon site http://www.negacarbone.earth (pas encore finalisé) mais accessible, il y plusieurs visions dogmatiques qui nous empêchent de voir une solution naturelle et efficace : le CH4 (méthane)
    – 1er dogme : la durée de vie du CH4 (méthane) est de 10 ans en moyenne mais on continue de prendre une valeur équivalente de 21 à 28 tonnes de CO2/tonne CH4 alors qu’en terme de PRGP (Pouvoir de Réchauffement Global Pérenne) l’équivalence est de 110 tonnes CO2/tonne CH4
    – 2 éme dogme : l’équation de Kaya ; en effet celle ci ne concerne QUE les énergies Consommées et ne permet donc une extrapolation qu’en fonction d’une lente évolution passée d’un mix énergétique sans permettre une analyse prospective sur des opportunités d’énergies non valorisées.
    En réalité, comme je l’explique sur mon site Negacarbone, l’équation de Kaya devrait s’écrire :
    CO2 Ec = (CO2 Ec/ Ec) * (Ec/PIB) * (PIB/POP)*POP
    En fait le CO2 = CO Ec + CO2 ENc
    CO2 Ec étant les énergies Consommées
    CO2 ENc étant les énergies Non Consommées
    L’équation Globale devrait donc s’écrire :
    CO2 = [(CO2 Ec/ Ec) * (Ec/PIB) * (PIB/POP)*POP] + [(CO2 CH4/E CH4) * (E CH4/POP)*POP]
    Si on met les valeurs en place dans cette nouvelle équation, onse rend compte que la valorisation du CH4 valorisable permettrait de réduire de 65% les émissions globales mondiales de CO2 à 10 ans !
    Or il nous reste au maximum que 15 ans avant d’avoir atteint la hausse des 2°C des températures.
    Il serait temps d’agir.
    La solution existe mais les moyens financiers verouillent…
    Hubert SERRET
    http://www.negacarbone.earth

  9. Ping : La « neutralité carbone » de la France en 2050, ça fait combien d’émissions en moins svp ? | Dr Pétrole & Mr Carbone

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